vendredi 17 février 2012

Orphée et Eurydice

Stéphane Bullion
Après un premier trimestre morne fait de créations ratées et de reprises en demi-teinte, Orphée et Eurydice est le premier spectacle vraiment enthousiasmant de cette saison 2011-2012 du ballet de l’Opéra de Paris.
Avec Orphée et Eurydice, opéra dansé, Pina Bausch s’approprie un mythe, une musique, un livret qu’elle tire vers le plus noir pessimisme pour créer un spectacle total mais décalé et clivé par rapport à la tradition lyrique. Esthétique de la tristesse, expressionnisme de la douleur, elle utilise la musique de Gluck de manière à la fois fine dans l’écriture chorégraphique fluide du corps de ballet tout en augmentant son oppression, par la simplicité, la répétition mais aussi par le jeu des mouvements bridés, les poses excessives, figées ou ultra-expressives des solistes.  Le travail sur le vocabulaire dépouillé dans une dynamique de répétition, à la fois des mouvements mais des variations, confère un apport symbolisé à la narration chantée.

Stéphane Bullion - Maria Riccarda Wesseling

La scénographie de quatre tableaux restitue des thèmes symboliques, Deuil, Violence, Paix et Mort qui rendent lisible le drame aux non familiers de la langue allemande. La très controversée version allemande de l’opéra de Gluck, ici remarquablement jouée par un orchestre baroque, le Balthasar-Neumann Ensemble, n’a sans doute pas été choisie par hasard par Pina Bausch lors de la création à Wuppertal en 1975. En doublant sur scène les danseurs par les chanteurs, elle entendait certainement le commentaire chanté comme essentiel à la richesse de la narration scénique. De fait, beaucoup de temps forts marqués dans la danse sont une illustration littérale du chant, en particulier chez Orphée dans la première partie alors qu’ils ne sont pas forcément soulignés par la musique, plus logiquement par la suite. Mais le texte ne bride pas le danseur qui peut jouer avec la distance comme Stéphane Bullion l’a démontré, puisque l’essentiel du propos est énoncé verbalement. Mais même privé d’une de ses clés, le spectateur non germanophone peut se laisser aller dans le flot esthétique de la narration visuelle pour suivre une histoire d’une simplicité par ailleurs connue.

Stéphane Bullion

Cette lecture est favorisée par le dépouillement conceptuel dans lequel évoluent les danseurs, un psyché de verre, un arbre arraché, un petit monticule de terre dans une cage de verre pour le premier tableau qui dépeignent l’atmosphère à la fois du deuil et de l’effondrement, dans laquelle les silhouettes effacées de l’éploré et celle blanche éclatante d’Amour se détachent parfaitement.
Quelques accessoires symboles de la tentation dans un deuxième tableau à l’espace réduit de panneaux blancs et de hautes chaises, offrent une vision simple et éclairée des enfers stylisés, pas vraiment effrayants mais dynamisés par l’intraitable Cerbère à trois têtes dans une agitation surgie de nulle part.

Stéphane Bullion - Marie Agnès Gillot
La pénombre douce aux sofas et fauteuils de fond de scène engageants favorise une vision des paradis plutôt opaque et sombre, comme indéfinis et mystérieux, préfigurant la fin de l’histoire, comme si Eurydice, à la danse sereine et douce dans une ambiance feutrée, y était bien mieux, même (ou/et surtout) sans Orphée.
Enfin la scène vide, cruelle, lumière blanche agressive pour le dernier tableau où le pale Orphée donne la mort à une Eurydice déchaînée dans ses atours rouge vif, évoluant autour des silhouettes noires des deux cantatrices.

Stéphane Bullion - Maria Riccarda Wesseling
En compagnie de Maria Riccarda Wesseling, Yun Jung Choi et Zoe Nicolaidou, deux distributions radicalement différentes ont alterné sur la scène de l’Opéra Garnier. Suite au trio de la Première Stéphane Bullion/Marie-Agnès Gillot/Muriel Zusperreguy agrémenté du Cerbère de Vincent Chaillet/Vincent Cordier/Aurélien Houette, Nicolas Paul/Alice Renavand/Charlotte Ranson + Audric Bezard/Vincent Chaillet/Alexis Renaud ont pris la scène et des spectacles et attendus complètement différents se sont révélés au public.
Les deux Orphée de cette année effectuaient une prise de rôle. Le choix de ces deux artistes paraissait d’emblée logique à la vue de leurs expériences passées et leur proposition artistique n’a pas déçu. Radicalement différents tout au long de leur parcours solitaire, l’Orphée de Stéphane Bullion est celui de la mortification, celui de Nicolas Paul, de la passion. Ils portent l’histoire à travers des cheminements divergents jusqu’au duo avec Eurydice. Stéphane Bullion et Nicolas Paul, ont choisi intériorisation ou lyrisme par rapport à un pathos expressionniste ou doloriste pour exprimer la douleur de la perte de l’être aimé puis celle de la déception une fois Eurydice retrouvée.

Au-delà de l’écrin dressé et la structure théâtrale posée, l’interprétation des danseurs donne à voir des moments intenses de désarroi humain, et plus que jamais, Stéphane Bullion a livré une  composition magistrale en restituant sur scène la sincérité de son moi intime. C’est un rôle auquel son tempérament le destinait et son Orphée s’impose, tant par sa singularité que par son esthétique glacée qui s’inscrivent comme un apport à la composition dramatique de Pina Bausch.

Stéphane Bullion

Stéphane Bullion a présenté un travail d’une finesse extrême sur la quête intérieure des émotions et des sentiments. Dans la première partie de l’œuvre, sa douleur tétanisante n’est jamais extravertie mais s’exhale subtilement et par là même, sa souffrance jamais évacuée évoque angoisse et déchirement. Lorsque parfois elle confère à l’oubli de soi comme dans le deuxième tableau où le poète s’exprime pour charmer Hadès, elle en devient émotionnelle et sublimée d’esthétisme. Sans jamais verser dans un lyrisme qui ne serait pas en accord avec l’intégrité du personnage, elle aboutit presque à un paroxysme ascétique et spirituel qui débouche sur le troisième tableau. Dans la progression de son voyage, il se tient sur une ligne directrice très forte qui part d’un hiératisme rigoriste avec des variations subtiles sur la partition musicale, un rendu nuancé de pudeur, un travail sur la fierté et la volonté de contrôler une douleur pourtant à fleur de peau dans le dernier tableau. Là, grâce à un artifice facial léger, il atteint les sommets d’émotion par une pureté cristalline qui donne à voir le fond de son âme. Cet Orphée est celui de la fêlure. Chaque instant menace de le désagréger mais une force physique prend source dans cette fragilité profonde. Cette puissance émotionnelle s’inscrit parfaitement dans la tension dramatique de l’histoire et s’extériorise peu à peu dans ce dernier tableau où elle est d’une autre nature puis qu’elle ne ressort plus de son angoisse intérieure mais de sa confrontation avec Eurydice, la douleur de l’incompréhension plus insoutenable que celle du deuil.

Stéphane Bullion
Son interprétation va de pair avec la singularité de ses mouvements, maîtrise du sol, gestuelle souple mais serrée, délié du haut du corps emprunt de la même réserve, corps et âme unis dans la souffrance. Il utilise également à merveille l'aspect graphique de la chorégraphie de Pina Bausch. En phase absolue avec son Orphée vocal, spectre noir qui le conduit vers la mort, ils construisent tous les deux une narration riche qui se complète, Stéphane Bullion livrant son interprétation du texte.

Nicolas Paul
Dans une énergie complètement différente presque à l’opposé, Nicolas Paul a choisi de restituer un personnage plus dual, mélange de lyrisme et de fureur non retenue quelquefois, sans toutefois atteindre l’outrance. Son Orphée est vif et spontané, ouvert, presque candide dans sa souffrance et par là même immédiatement touchant. Plus juvénile et moins poète que celui de Stéphane Bullion, sans retenue dans une douleur qu’il veut passionnée mais non doloriste, il donne du souffle et du relief à sa composition théâtrale. Aux pleureurs du corps de ballet, il impose une inconstance qui montre le désarroi de l’être humain là où la posture de Stéphane Bullion est quasiment inhumaine. Sa progression à travers la narration se fait par une danse très caractéristique du vocabulaire de Pina Bausch dans le sens où elle est souvent moins achevée, presque échevelée, restituant la douleur et le mal être par ces simples appuis instables et souvent à la limite. Dans l’esthétique d’ensemble, Stéphane Bullion d’une rigueur absolue semble martyriser son corps souffrant dans l'esthétique statuesque de Pina Bausch alors que Nicolas Paul en exploite le côté recherche, plus optimiste dans ses enchaînements. Sa quête éperdue va souvent de l’avant, s’extériorise dans des gestes amples, en particulier dans le tableau des enfers. Il se dissocie un peu par là-même de la rigueur de Maria Riccarda Wesseling qui semble vivre sa vie comme un commentaire de l’interprétation chorégraphique alors que Nicolas Paul suit le texte à la lettre.

Nicolas Paul

Aux côtés de ces Orphée remarquables, deux Eurydice plus expérimentées mais complètement différentes également. Si le rôle est mineur par rapport à celui d’Orphée, Pina Bausch lui a conféré une position clé dans la tragédie, puisqu’Eurydice ressuscitée, défiante de son amant, provoque leur perte. Elle suit en cela le livret de Gluck mais en coupant la fin heureuse où Amour revient empêcher Orphée de se suicider et lui ranime Eurydice, elle termine son propos sur cette trahison, Orphée mourant alors peut-être plus par déception que par amour.

Stéphane Bullion - Marie-Agnès Gillot

Eurydice de Stéphane Bullion, Marie-Agnès Gillot reprenait là un rôle familier, peut-être trop. Sa danse est spectaculaire et ample mais sacrifie à la démonstration aux dépends de l'investissement dans une interprétation. Par trop simpliste, elle livre une Eurydice plutôt harpie. Sa sérénité dans le troisième tableau parait tout aussi égocentrique que sa douleur dans le quatrième où elle s’affronte à Orphée. Ce choix d’une souffrance expressionniste lui donne trop un aspect narcissique et prédateur lorsqu’elle côtoie la poésie inspirée de Stéphane Bullion.

Nicolas Paul - Alice Renavand

A l’inverse, la partenaire de Nicolas Paul, Alice Renavand livre une interprétation sensible et nuancée. Sa danse aérienne rend parfaitement justice à son rôle de nymphe éplorée et son élégant délié restitue à la fois l’incompréhension et la douleur sans jamais aller trop loin dans les déhanchements, sa complainte est une sorte de reflet poétique de son époux. Elle n’intime rien à l’être aimé, elle ne comprend simplement pas son indifférence et leur duo semble alors plus probable et plus porteur. Et pourtant, son Eurydice, souple et douce, montre autant de souffrance, ses regards en disent plus que des gestes appuyés, son intensité est judicieusement amenée dans les moments clés où elle suscite spontanément la compassion chez le spectateur.

Stéphane Bullion - Muriel Zusperreguy


Le petit rôle d’Amour permet à Muriel Zusperreguy mais aussi à Charlotte Ranson d’apporter un répit dans la tension du premier tableau. Vitesse, légèreté, les deux danseuses rivalisent de mutinerie pour évoquer l’innocence et l’espoir. Muriel Zusperreguy comme Alice Renavand, exemplifie parfaitement un haut du corps aux sinuosités tentatrices très caractéristiques de Pina Bausch et son Amour exhale une fraîcheur qui ne verse jamais dans la niaiserie.
Leur temps de présence réduit autorise ensuite les Amour à rejoindre le corps de ballet qui a peu évolué dans sa composition depuis la dernière reprise, même si la présence lumineuse de Letizia Galloni qui y faisait ses débuts se remarque. Les danseurs sont maîtres de la chorégraphie et leur rapport  à la musique et aux chœurs est saisissante, tant dans les moments douloureux du Deuil que dans ceux sereins de la Paix. 

(de g à d) Aurélien Houette - Vincent Cordier - Vincent Chaillet & Sébastien Bertaud
Entre temps, la Violence aura permis à Vincent Cordier de rappeler quel excellent choix il fut déjà en 2008 pour la captation vidéo. Difficile en effet de ne pas souligner la présence très forte des danseurs Cerbère, dans les deux distributions, ne serait-ce que parce que physiquement et chorégraphiquement, on pourrait même dire graphiquement, le rôle que leur a dévolu Pina Bausch est primordial. Vincent Chaillet et Vincent Cordier sont des leaders charismatiques.  En s’opposant à la douceur d’Orphée qui finira par les charmer pour les faire céder dans le deuxième tableau, ils reviennent presque inexorablement à la fin du ballet comme pour démontrer la supériorité de la violence sur la paix. Cette fin s’inscrit dans la lignée de l’œuvre dramatique où Pina Bausch fait dans son ensemble référence à une humanité sans espoir de rédemption par l’amour qu’elle condamne comme source de malentendu, Orphée et Eurydice ne se plaçant pas dans le même paradigme de sa compréhension, le monde aux aguets prêt à magnifier leur échec. 

Nicolas Paul - Alice Renavand - Maria Riccarda Wesseling - Yung Jung Choi