samedi 15 mars 2014

Fall River Legend - Mademoiselle Julie

Eleonora Abbagnato

Avec la reprise de Fall River Legend d’Agnes de Mille et l’entrée au répertoire de Mademoiselle Julie de Birgit Cullberg, l’hommage aux femmes chorégraphes  présenté par l’Opéra de Paris souligne à la fois la rareté ce celles-ci dans le domaine chorégraphique classique et, ce n’est peut-être pas le hasard, le destin tragique d’héroïnes subissant leur condition féminine. Toutefois, l'impact de cette mise en exergue teintée de féminisme n'est pas tout à fait magistral, les œuvres choisies, sans être dénuées d'intérêt, gardant une portée limitée sinon dans l'histoire de la danse, dans l'attrait chorégraphique. 
Alors que le ballet d’Agnes de Mille semble surtout valoir  par l’interprétation de Lizzie Borden, qui peut vraiment mettre en relief la danseuse, celui de Birgit Cullberg est plus équilibré dans la chorégraphie et la construction des deux rôles principaux. Plus riche, il souligne aussi le caractère ambigu et misogyne d’August Strindberg dont le ballet s’inspire avec quelques libertés parfois surprenantes, dans la narration comme dans l'interprétation.  

Laëtitia Pujol

Fall River Legend à travers l’histoire d’une jeune fille jugée pour l’assassinat à la hache de son père et de sa belle-mère, plonge dans l’Amérique puritaine de la fin du XIXe siècle. Sans négliger les qualités constructivistes de Nolwenn Daniel et l’investissement émotionnel d’Alice Renavand dans le rôle de Lizzie Borden, c’est Laëtitia Pujol qui laisse une impression de réalisme dans le rôle de la frêle meurtrière possédée par sa détermination. Son interprétation d’une jeune femme psychotique qui voyage entre les doux souvenirs d’enfance et la cruelle réalité d’une vie étriquée par le joug du puritanisme religieux et social est remarquable. A la source de sa maltraitance familiale déclenchant son obsession et sa folie, elle mène parfaitement l’évolution du personnage dans une atmosphère de terreur  générée par sa personnalité inquiétante et son regard d’une remarquable facture dramatique. 

Laëtitia Pujol
La mise en place de l’intrigue au sein du ballet restitue une société un peu cliché et le reste de la distribution, le soupirant pasteur falot et parents malsains sont finalement très anecdotiques, pions anodins de la narration qui nuisent  à l’impact de l’oeuvre, tout comme la musique, peu propice à susciter l'indulgence.

Fall River Legend et Mademoisselle Julie partagent une grande théâtralité de la danse, mais si Agnes de Mille  le délivre à la lettre, Birgit Cullberg joue dans la dérision pour créer une véritable comédie dramatique.

Eleonora Abbagnato - Stéphane Bullion
Mademoiselle Julie  enjoint à une lecture approfondie de la scénographie et du jeu des danseurs. Le corps de ballet est un véritable cocon à l'action qu'il nourrit avec un dynamisme sur une musique pas vraiment subtile qui contribue aux côtés expressionnistes de la narration. L’héroïne se partage la scène avec Jean, le valet de son père, et le sens de l’histoire varie entre les  postures de l’un à l’autre, domination,/soumission complexe que les interprètes peuvent infléchir dans un sens ou  l’autre et ainsi remettre en question les rapports de force de la narration.
Stéphane Bullion 
Dans ce sens, on peut imaginer que Stéphane Bullion, utilisant son art de la dérision pour distancier le danseur de l’histoire, est pénétré de Strindberg qu’il semble rendre à la lettre dans le portrait élaboré de son Jean souvent raffiné dans son aspiration à l’élévation sociale, jouant de ses charmes et de sa force dans la perspective mais aussi la limite de son ambition et de sa crainte de l'autorité. De là, on en déduira le jeu subtil avec sa partenaire, Eleonora Abbagnato qui l’attaque sans cesse avec véhémence dans le même registre, mais qu’il ne brisera que dans l’utile, alternant violence, séduction et réflexion. Cette nuance dans le dédain de sa maîtresse, met bien en lumière la misogynie de Strindberg qui ne fait de Julie qu’une pimbêche bien punie alors  que Birgit Cullberg la rend touchante dans sa naïveté. 

Eleonora Abbagnato - Stéphane Bullion

Chez Audric Bezard et Nicolas Le Riche, rien ne transparaît de l’écrivain suédois. Se laissant porter par la chorégraphie saillante et un rien jouissive, ils dépeignent un Jean paillard sans vergogne bien loin du jeu entre l’orgueil et le mépris du valet face au maître ; ils font par là-même de Julie, respectivement Eve Grinsztajn et Aurélie Dupont, une victime de la domination masculine, lecture qu’on pourrait plus attribuer à la chorégraphe féministe.

Eleonora Abbagnato trouve dans l’héroïne suédoise, un rôle qui met bien en valeur sa danse théâtrale. Elle joue là dans un répertoire précis qui répond sur les mêmes thèmes littéraire à son partenaire et convoque l’émotion lorsqu’elle se confronte à sa déchéance en passant au mode naturaliste. Dans la scène où le poids moral des ancêtres la met en face de son acte, elle se transforme et lors de son ultime flirt avec la mort qu’elle ne peut réaliser seule, devient une femme d’une humanité bouleversante. 

Eleonora Abbagnato
Aurélie Dupont et Eve Grinsztajn rendent bien le côté splendide/dominateur du personnage en début de ballet, mais un rien trop narcissiques, peinent à émouvoir dans cette dernière partie, peut-être encore trop dans le théâtre, écrasées par la puissance de leurs partenaires dans une lutte d’ego qu’elles ne peuvent remporter et qui à ce moment du ballet n’a plus de signification.
Au finish,  ces ballets de femmes semblent consacrer une lutte féministe « en train de se faire »...

Eleonora Abbagnato - Stéphane Bullion