Stéphane Bullion et Agnès Letestu
Comme beaucoup d’œuvres revues par Rudolf Noureev, son Raymonda comporte un certain nombre d’incohérences mais aussi certains traits de génie, et comme souvent aussi, est beaucoup plus intéressant au finish que les versions plus classiques conservées ou reconstituées ailleurs.
On retient en premier lieu sa constante volonté de redessiner les rôles masculins, des solistes mais aussi du corps de ballet, pour les rendre plus valorisants pour les danseurs.
Dans Raymonda, comme dans le Lac, il met l’emphase sur un trio, plutôt qu’un duo, en poussant ici à l’avant le personnage d’Abderam, le Sarrasin qui envenime mais aussi enlumine l’histoire. En revanche, il n’épargne pas Jean de Brienne en l’assortissant de deux variations contre esthétiques, alors qu’il gâte plutôt Siegfried en lui donnant de l’épaisseur, faisant du prince un réel personnage romantique. Mais plus aussi que dans ses autres ballets, les soli du duo vedette sont des exercices de virtuosité qui ne peuvent se passer de danseurs d’exception, au risque de paraître ridicules pour Raymonda, fastidieux pour Jean de Brienne. Ceux d’Abderam sont plus pervers. Ne faisant pas appel aux pas classiques mais à une gestuelle du corps très contemporaine, ils demandent cependant au danseur une précision et un équilibre sans faille, tout en exigeant une composition dramatique, sans quoi l’exotisme du rôle tombe dans le plat total. Enfin, le corps de ballet, comme d’habitude, est sollicité dans son excellence, en particulier dans la valse fantastique.
Agnès Letestu et Stéphane Bullion
L'histoireRaymonda fiancée à Jean de Brienne parti aux croisades attend son retour. Abderam, chef de menaçants sarrasins aux portes du château s’éprend d’elle et tente de la séduire puis de l’enlever. L’histoire pourrait être simple, mais Raymonda rêve de Jean de Brienne et d’Abderam. Qui choisir ?
Dans les scènes de rêve, Raymonda et Jean de Brienne sont heureux, elle voit un doux jeune homme qui se fond dans une conjugalité bienheureuse dont elle est le centre.
Avec Abderam, la relation est plus subtile, entre ses peurs et ses désirs, une force étrange et exotique.
Abderam est d’abord charmeur puis sexuel, les peurs prennent le pas et au réveil, le rêve est presque cauchemar… Ainsi dans le deuxième acte, le vrai Abderam teinté des dangers dont on l’a attribué est une menace inquiétante. Mais au moment fatidique, Jean de Brienne survient et sauve sa dame après un combat épique. Le troisième acte, plus traditionnel, est consacré aux fêtes du mariage
Dans cette trame réinventée, Raymonda garde sa suprématie d’origine. Sept variations servent le talent de la danseuse qui l’incarne. Le premier acte est un festival de technique, parfois un peu lourde, alors que les deux autres demandent un peu plus d’engagement dans la psychologie de Raymonda face à son destin.
Agnès Letestu est glorieuse et inégalée, une technique sans faille qui disparaît dans une légèreté et une justesse époustouflante. En duo avec Jean de Brienne, elle sert son partenaire autant qu’il la met en valeur. Dans ses rapports avec Abderam, elle travaille en finesse pour composer une jeune femme, ni trop farouche, ni trop osée, une personnification faite de subtilité. Emilie Cozette et Dorothée Gilbert sont aussi des Raymonda très intéressantes, la première pour sa sensualité et sa douceur, la seconde pour son brio technique, mais il manque encore un peu de substance et de fluidité à leur composition, un raccord avec le caractère de la jeune femme et ses intentions. Maria Alexandrova, invitée du Bolshoi a donné un cachet propre au rôle en dansant une Raymonda simple mais aussi plus typée, assez répondante vis-à-vis d’Abderam, là où Agnès Letestu, jouait timidement avec le sarrasin. Sa danse cependant est quelquefois un peu en force et si elle fait des merveilles lorsqu’elle côtoie Abderam, elle terrorise son Jean de Brienne, Alexandre Volchkov, du Bolshoi également, pas très à l’aise avec la version Noureev.
Stéphane Bullion en Jean de Brienne
S’il faut retenir un Jean de Brienne, ce n’est pas vraiment un hasard si on distingue les partenaires des Raymonda les plus brillantes avec qui ils ont fait preuve d’homogénéité. On ne sait pas ce que voulait faire Noureev de Jean de Brienne, mais il n'est certainement que le chevalier de Raymonda et n'a guère d'occasions de briller par lui-même.Stéphane Bullion, agréable surprise dans un rôle totalement à contre emploi, et Christophe Duquenne, toujours serein dans les rôles de prince, ont tiré leur épingle du jeu, même si techniquement tous les deux ont paru un peu tendus dans les exaltations singulières de la chorégraphie princière la plus tarabiscotée possible…
Stéphane Bullion a joué le jeu de la pamoison absolue envers sa partenaire, Agnès Letestu, chevalier servant accompli, regards éperdus d’amour dans le pas de deux du rêve, plus incarné dans le troisième acte, mais toujours très prévenant et complice. Il est vrai que la taille et l’allure d’Agnès Letestu ne laissent pas beaucoup de marge à la fantaisie et on l’a vu plus ouvert avec Emilie Cozette, s’adaptant assez bien à un remplacement de dernière minute. Toutefois, c'est avec sa partenaire désignée qu'il a réussi à vraiment créer une dichotomie entre le personnage fictif du rêve, c'est-à-dire quelqu'un qui n'existe que dans l'imaginaire de Raymonda et conforme à la tapisserie le représentant qu'elle reçoit en cadeau, presque malléable à l'extrême, et celui du combat avec Abderam qui est un véritable chevalier de retour de la guerre, sur lequel on peut s'appuyer dans le troisième acte. A cet égard, la scène du rêve est un modèle du genre, les deux interprètes évoluant comme derrière un miroir, distanciant leurs émotions et présentant des personnages désincarnés, presque sans texture physique, laissant la danse exprimer leur lien, et ceci même dans les passages finaux plus dynamiques. A l'inverse, le troisième acte est une fusion émotionnelle.
Christophe Duquenne, est d’évidence très à son aise dans un rôle qui lui va comme un gant, ayant l’allure et la danse fluide des princes de ballet. Il a dansé un chevalier enjoué et rassurant, un pas de deux du rêve très serein de bonheur et une libération plus hédoniste lors du mariage. Le duo qu'il forme avec Dorothée Gilbert est très homogène et leur danse particulièrement fluide n'est pas porteuse d'un message comme le couple Stéphane Bullion/Agnès Lestestu, mais se tient très bien dans une narration linéaire de haut niveau.
Noureev l’ayant conçu comme ça, Abderam est le héros du spectacle, même s’il meurt à la fin du deuxième acte, et les danseurs ont rivalisé de brio.
Jérémie Bélingard a joué au barbare pas très délicat , à l’inverse, Yann Bridard à l’amoureux transi, Stéphane Bullion au beau ténébreux, Nicolas Le Riche à la bombe sexuelle, livrant des personnages divers.
Yann Bridard et Stéphane Bullion ont beaucoup travaillé sur l’occupation de la scène pendant le deuxième acte et ont dressé un personnage cohérent entre leurs parties dansées et leurs interactions avec Raymonda.
Jérémie Bélingard, en chef de guerre dominateur, ne s’occupait pas beaucoup de Raymonda et les effets de hanche de Nicolas Le Riche n’ont trouvé aucun écho chez Marie-Agnès Gillot… mais il ne pouvait pas changer le fil de l’histoire...