lundi 31 janvier 2011

Caligula 31 janvier - 24 février 2011



La description synoptique du ballet se trouve dans l'entrée sur le ballet de 2008 : Caligula



Stéphane Bullion
Caligula
Ballet en cinq actes
Argument - Nicolas Le Riche et Guillaume Gallienne
Musique - Antonio Vivaldi Les Quatre saisons (édition critique de Paul Everett et Michael Talbot)
Création électroacoustique - Louis Dandrel
Chorégraphie - Nicolas Le Riche
Dramaturgie - Guillaume Gallienne
Scénographie - Daniel Jeanneteau
Vidéo - Raymonde Couvreu
Costumes - Olivier Bériot
Lumières - Dominique Bruguière
Orchestre de l'Opéra national de Paris
Direction musicale et violon solo - Frédéric Laroque
Ballet créé pour le Ballet de l'Opéra de Paris le 21 octobre 2005

Stéphane Bullion
Distribution de la Première, 31 janvier 2011

Caligula, empereur de Rome - Stéphane Bullion
La Lune, vision de Caligula - Clairemarie Osta
Mnester, pantomime - Nicolas Paul
Chaerea, sénateur - Aurélien Houette
Incitatus, cheval de Caligula - Mathias Heymann
Caesonia, épouse de Caligula - Eleonora Abbagnato


Stéphane Bullion - Clairemarie Osta
Nouvelle reprise de Caligula qui d’entrée lors de cette Première instaure le thème de la souffrance et de l’incompréhension à travers le portrait que présente Stéphane Bullion du côté humain de l’empereur. Caligula est différent des autres et promène sa différence et son contact inabouti aux personnages qu’il fréquente, les suivants et sénateurs avec qui il essaie au début de donner le change et rapidement, une vision de l’étrange s’impose comme un anachronique de profundis. Dans son personnage, Stéphane Bullion restitue merveilleusement la contradiction de l’être qui tue ses désirs et qui s’engage dans une fuite vers l’avant. Ici, elle se fait par rupture et le laisse étranger à la scène de la vie.

Stéphane Bullion - Clairemarie Osta

Stéphane Bullion ouvre ses yeux, regarde avec insistance, rit parfois d’où il est et de ce qu’il ressent, bref contact avec la réalité mais c’est la fuite dans le rêve avec La Lune, l’insolite avec son cheval et l’accomplissement personnel avec Mnester qui momentanément  donne un sens à son existence, alors que les contacts avec les sénateurs et ses suivants ne sont que lassitude et problèmes.
Diaphane et fugitive, Clairemarie Osta incarne une Lune de désir, un idéal de mystère qu’il veut percer et qui révèle la teneur de ses souffrances. Personne en quête, tour à tour émerveillé puis agacé, il n’a de ressource que de tuer cet être immatériel qui le renvoie à l’inaccessible à l’inverse de son cheval Incitatus.

Stéphane Bullion - Nicolas Paul
Dans sa fascination pour Mnester, le pantomime, il retrouve le caractère impalpable de l’irréel mais aussi du jeu, sans cesse recommencé de l’acteur qui évolue dans un monde factice. 
La connexion parfaite avec le Mnester de Nicolas Paul a sans doute bénéficié ici de la lecture que Stéphane Bullion va présenter lui même de Mnester dans une autre distribution.

Le duo entre les deux hommes est magique. Alors que La Lune n’est que fugacité et touche impressionniste, Mnester est le symbole du temps qui s’arrête, du possible, de l’ouverture vers la connaissance de soi, l'incarnation de l'accomplissement.


Avec ses trois interlocuteurs de l’étrange, Caligula se démarque fortement des intrigues romaines et la mort le saisit dans une réalité qu’il fuyait. Touché à mort, il retombe sur terre et montre l’ampleur de son incompréhension. Alors que Nicolas Le Riche semble avoir bridé ses pas tout au long du ballet comme s’il voulait montrer le malaise ou l’incongruité  de Caligula, il écrit dans ces dernières minutes, un solo d’une violence inouïe que Stéphane Bullion porte au paroxysme dans une opposition presque impossible entre un corps à la puissance démultipliée et un visage terrorisé et malheureux qui restitue la fragilité de l’homme affrontant la mort. En quelques minutes, le retour sur sa brève vie, la grandeur, le regard sur les autres, le rire sur soi, l’incompréhension, l’agressivité, la souffrance, la peine… 

Stéphane Bullion



dimanche 9 janvier 2011

Le lac des cygnes

Stéphane Bullion (Siegfried)

Comme souvent avec Rudolf Noureev, sa lecture des classiques propose une ouverture vers la créativité dramatique. S’il s’appuie fortement sur la trame classique du Lac des cygnes, il compose grâce à quelques idées de génie insérées subtilement, dans la narration et dans la chorégraphie, une histoire riche et interactive que les danseurs, du corps de ballet aux solistes, sont intimés de s’approprier afin d’élaborer chaque soir, un nouveau drame.

Stéphane Bullion (Wolfgang) - José Martinez (Siegfried)

Le Lac des cygnes est peut-être le plus abouti des ballets de Rudolf Noureev dans sa poursuite de la revalorisation de  la danse masculine, avec une mise en avant du rôle de Siegfried, suggérée dans le récit littéraire mais qui ne s’était pas concrétisée dans la chorégraphie d’une époque où tout tournait autour de la Prima ballerina.

Pour servir son propos, Rudolf Noureev donne du début à la fin au prince un interlocuteur fort en la personne de Wolfgang/Rothbart, véritable maître de cérémonie du ballet qui rend les apparitions d’Odette anecdotiques. C’est la richesse de cette relation qui nourrit la narration du ballet.

Qu’il rêve ou pas, puisque le ballet s’ouvre sur le prince endormi, tout laisse à penser que Siegfried reconnaît le ravisseur d’Odette en Wolfgang, son précepteur  qui vient le réveiller. Comment va-t-il gérer cette information et quelle conséquence cela va générer sur le déroulement de l’histoire ?



Stéphane Bullion (Siegfried) - Karl Parquette (Wolfgang)
Dans son palais, à la veille de sa majorité, Siegfried se rend compte que son destin –pouvoir et création d’une dynastie- ne l’intéresse pas. L’histoire du Lac des cygnes dans la version de Rudolf Noureev consiste à illustrer les causes de cette constatation, sa fuite de la réalité et le développement des conséquences de ses prises de position.

Face au prince mélancolique aux désirs refoulés, la figure multiforme de "l’autre possible" du rêve et de la dark fantasy,  est incarnée par Wolfgang-Rothbart, sérieux précepteur au premier acte ou puissant seigneur au troisième, qui la nuit, hante le lac voisin sous les traits d’un oiseau. Siegfried, prince au fatum tragique, ne se lit qu’à la lumière de sa relation à son alter ego sur scène, le mystérieux Wolfgang qui se révèle à chaque acte une facette de sa personnalité.


Un certain regard


Christophe Duquenne (Siegfried)
Siegfried est donc la source de cette histoire et ses rapports avec Wolfgang, son précepteur sont la clé qui noue la trame dramatique du ballet.   Si l’on est Karl Paquette, on est vraiment rêveur et si Stéphane Bullion, son magnétique précepteur l’allume, on en tombe amoureux. Pourquoi alors prétendre à cette vie de Cour qui ne peut satisfaire son choix ?  Si son Wolfgang est le distant Stéphane Phavorin, on reste dans un état d’hésitation qui parcourt tout le ballet, plonge dans l’entre deux du rêve sans jamais prendre position.

Lorsque Christophe Duquenne s’empare de Siegfried, il devient fleur bleue et plonge dans un romantisme absolu où il croie que tout est possible, donc que son précepteur Yann Saïz résoudra la triste équation de l’amour impossible en ces temps et en ces lieux. En se livrant sans retenue, il plonge dans la mélancolie qui parait dès lors annoncer une série d’événements noirs.

Face aux romantiques fragiles et manipulables, des princes forts donnent des allures politiques au ballet. Ce n'est pas tant l'attirance vers Wolfgang mais sa mise à l'écart qui conduit le prince à s'éloigner alors que l'étiquette l'empêche de s'exprimer plus clairement.  La variation lente éminemment émotionnelle révèle les interrogations et le mal être de Siegfried et ouvre le ballet sur la poésie du lac. Après l'immatérielle rêverie, la chasse permet au prince de s'évader concrètement.


Stéphane Bullion (Siegfried)

Si l’on est José Martinez, on va s’affronter au complot qui s’ourdit dans la tête du Wolfgang de Stéphane Bullion pour lui piquer sa place à la Cour et auprès de la reine, alors que si l’indépendant Stéphane Bullion subit les directives et brimades de Karl Paquette, il cherche des dérivatifs à cette pression, trouvant au bord du lac une communion avec la nature pour s’échapper des contraintes de la vie du prince qu’il refuse d’être.


La fuite idéale

Stéphane Bullion (Rothbart en oiseau)

Sur le lac, le repos éternel est presque atteint sous forme d’idéalisation et les mouvements des cygnes sont majestueux et libres, figures d’odalisques. Mais ce ballet aquatique n'est que surface et la nuit porte également l'empreinte d'un génie maléfique.

Stéphane Bullion (Siegfried)
Sur le lac, règne donc un oiseau de nuit qui terrorise ce cheptel de cygnes dont la princesse Odette, idéal compromis de non femme est une délicate souveraine. Siegfried y reconnaît-il la femme capturée dans son rêve et quelles sont les raisons qui le poussent à unir son destin à la malheureuse captive ?

Emilie Cozette promène sur le lac sa grâce détachée expliquant à ses princes rencontrés au détour d’une chasse impromptue qu’elle pourrait redevenir femme s’ils lui juraient l’amour éternel mais à quoi bon ? Entourée de ses copines, n’est-elle pas plus à son aise que dans un monde que ses interlocuteurs Stéphane Bullion, José Martinez et Karl Paquette semblent refuser ? Dans cet univers étrange, sa rencontre avec le prince n'est pas fusionnelle et si elle voit en Siegfried, une possibilité de s'échapper, elle ne se remet pas totalement à lui, reconnaissant  la puissance et la domination de l'oiseau, qui finalement chasse le prince.

Stéphane Bullion (Siegfried) - Emilie Cozette (Odette)

Pour Laëtitia Pujol, s’ajoute à la fatalité de la malédiction le fait que tout se passe comme si elle ne rencontre jamais de princes. Elle exhale la tragédie à chaque pas dès son apparition, cela sert son propos, moins le ballet.
Ulyana Lopatkina est fataliste et même si elle trouve un charme à José Martinez, nul doute qu’elle se plaît mieux à tirer le maximum de sa condition de cygne narcissique en explorant la sinuosité de ses mouvements avec lenteur et précision. Elle reste fermée au dialogue tant son étrangeté la conditionne également au dessus de ses consoeurs.

Emilie Cozette (Odette)
Mais si Ulyana Lopatkina n’en fait pas une stratégie, juste une circonstance, Agnès Letestu est une dominante. Son lac, ses compagnes, son maître qu’elle défie vaillamment pour en tirer une illusion de souveraineté. Un jour peut-être, elle gagnera, tout en regrettant sans doute, une possible mais trop brève ouverture vers l’amour.


Au royaume du geste fatal

Stéphane Bullion (Siegfried)
Au Palais, les princes indécis et encore un peu dociles s’amusent à peine, lorsqu’ils y assistent, aux divertissements en leur honneur.
Ils rêvent encore à l’ouverture vers l’irréel d'une vie autre, parfois incarnée par Odette, qu'ils ont pu entrevoir précédemment. Les plus directifs dissimulent l’ennui en cherchant une porte de sortie, participant poliment aux réjouissances tout en réfléchissant à la manière la plus efficace d'annoncer à leur mère qu'ils n'épouseront pas les princesses proposées. C'est d'ailleurs singulièrement en pleine explication qu'Odile surgit accompagnée de Rothbart.

Que voit Siegfried en Odile que Wolfgang sous les traits du noble Rothbart lui propose comme compagne? Est-ce une simple méprise qui tourne au sincère tragique ? Une connivence avec un précepteur transformé ? Un refus de l’autorité parentale, en quelque sorte une affirmation de sa majorité assumée ? Un suicide symbolique ? Une défiance de soi ? Une couverture pour vivre leur amour dans les mensonges de la bienséance royale ?

Stéphane Bullion (Siegfried) - Emilie Cozette (Odile)
Odile est l’ingénue du ballet. Emilie Cozette utilise  les atouts de  son charme joueur pour s’amuser quinze minutes avec un plaisir évident et sans méchanceté aucune. Très complice avec Rothbart, elle instille avec tact ses marques de séduction.

Stéphane Bullion (Rothbart) - Ulyana Lopatkina (Odile)
Plus réservée et moins mobile, Ulyana Lopatkina cherche à tester si elle peut donner une version polarisée de son Odette, qui alors, tromperait sans effort le pauvre Siegfried de José Martinez, un peu en perdition à ce moment du ballet. Agnès Letestu, au charme ravageur, fait de son Odile une pointe acérée dans le coeur de son même Siegfried.  Si Ludmila Pagliero semble avoir  sous joué la  caractérisation d'Odile, on la préfère à Laëtitia Pujol qui en garce un peu trop caricaturale, doit avoir été bien malmenée par papa Rothbart, que ce soit le franchement gay Benjamin Pech ou les plus ambigus Yann Saïz et Stéphane Phavorin. Elle révèle alors par défaut des Siegfried, soit franchement idiots, soit vraiment saisissant l’arme du suicide à pleines mains, qui n'avaient pas besoin de ça pour ne pas exister.

Stéphane Bullion (Rothbart)
Mais quels sont les dessins de Wolfgang/Oiseau noir se présentant en Rothbart ? Pourquoi cachait-il sa fille Odile à Siegfried ? Pourquoi alors qu'il semble arriver à son but, condamne-t-il le prince en lui enlevant Odile qui se substituait très bien à Odette ?

Si l’on est Stéphane Bullion, précepteur titanesque, on désire encore s’amuser en titillant les émois sexuels de Karl Paquette, lui montrant bien qu’Odile n’est franchement qu’une femme alors que son attirante puissance s’affiche.  Si on l'a joué sournois au premier acte, le but est clairement d'accéder au pouvoir en liquidant de quelle que manière que ce soit José Martinez, à l’aide d’une Ulyana Lopatkina très volontaire ou d’une Emilie Cozette, très joueuse, les complices idéales de son dessein.
Le Rothbart de Karl Paquette s'inscrit dans le mystère de son Wolfgang, présence presque invisible mais pourtant pesante et incisive au moment clé du pas de trois.

Yann Saïz est l’eau qui dort pour mieux noyer d’une vague d’Odile ses petits princes dominés, Christophe Duquenne toujours éperdu, Mathias Heymann terrorisé. Benjamin Pech en Wolfgang, qui semblait tellement désirer Siegfried se venge, à la fois de la gent féminine sur le lac et de ses amours déçus dans un troisième acte très violent et plein de ressentiment.


Le Lac
 
Ulyana Lopatkina protégée par les cygnes
Alors que la tragédie est à son comble, Siegfried n’est que mort de honte d’avoir involontairement condamné Odette au cours de ses errements personnels ; le chemin de croix n’est pas terminé, sa première leçon d'adulte est de gérer la conséquence de ses actes. Il faut retourner sur le lac, revoir Odette et se faire pardonner, s’abîmer dans son chagrin quand tout a échoué ou se réaliser dans l’évasion ultime, solution suprême aux problèmes suggérés au premier acte.
Un moment, une vie sur le lac paraît la solution et Siegfried tente une nouvelle fois la communion avec Odette, mais si celle-ci lui pardonne, l’oiseau veille.

Le lac devient alors le véritable héros du ballet, les cygnes y déploient leur mélancolie, les ailes lourdes, subissant le destin, alors qu’Odette, singularisée par la trahison et les espoirs déçus, s’affole.

Stéphane Bullion (Siegfried) - Emilie Cozette (Odette)
Siegfried, une dernière fois, apparaît comme uni à son futur, mais celui-ci n'est plus vers la vie, mais vers la mort. Si elle pardonne à Siegfried, elle accepte le fatum qui la conduit d’une manière ou d’une autre, poussée symboliquement par Siegfried ou concrètement par l’oiseau noir, vers une mort inéluctable.

Stéphane Bullion (Siegfried) - Emilie Cozette (Odette)

Siegfried, pénétré des événements qui se sont déroulés ces dernières heures, arrive à terme de ses réflexions. Son passage à l'âge adulte a échoué et sa destinée de prince maudit le conduit vers la mort que lui propose Odette et que concrétise Rothbart dans sa terrible résolution d'avoir le dernier mot. Le lac prend le pas sur les esprits et engloutit Siegfried alors que l’oiseau noir emmène Odette.
Rothbart protéiforme a vaincu. Amoureux vengé ou comploteur en bonne position de réussite, il impose en tout cas son pouvoir sur le lac.

L'oiseau (Stéphane Bullion) triomphe de Siegfried (José Martinez)