jeudi 17 mai 2012

L'Histoire de Manon

Clairemarie Osta

La série de cette Histoire de Manon aurait presque fini comme elle avait commencé si une pluie de paillettes n’avait pas célébré les adieux de Clairemarie Osta le 13 mai lors d’une standing ovation exubérante qui rendait ainsi hommage à cette magnifique danseuse. Le quatuor de la Première revenait ainsi illuminer la scène avec une maestria encore plus éclatante, fort de son expérience et rejetait un peu dans l’ombre les trois semaines passées à se demander au rythme des blessures, qui prendrait la scène chaque soir. On savait depuis longtemps qu’on avait perdu Dorothée Gilbert et Laetitia Pujol, Mathias Heymann et Hervé Moreau, on s’attendait moins à Agnès Letestu et Ludmila Pagliero entraînant la mise à l’écart de Christophe Duquenne. De fait, il ne restait plus que trois Manon au final pour quatre Des Grieux, le couple Lescaut ayant lui perdu Eve Grinsztajn, Karl Paquette et Benjamin Pech mais avait au moins gagné Aurélia Bellet et Audric Bezard. Si on écarte la distribution Aurélie Dupont - Josua Hoffalt où malheureusement encore une fois la danseuse a fait preuve d’une impossibilité à dialoguer avec un partenaire (au demeurant pas très à l’aise, soit dans le rôle, soit dans ce partenariat ?) et donc à faire vivre une histoire rendant les représentations inintéressantes du point de vue narratif, il ne restait plus qu’Isabelle Ciaravola pour proposer une alternative de premier ordre à Clairemarie Osta.

Isabelle Ciaravola

L’éblouissante Isabelle Ciaravola restera dans les esprits, que ce soit avec Mathieu Ganio dans son partenariat fusionnel ou Florian Magnenet au Des Grieux dramatiquement plus nourri. Avec Isabelle Ciaravola on est immergé dans le théâtre, dans la passion, dans le Grand art. Sa personnalité volcanique envahit la scène et sa générosité éclate à chaque instant. Son talent d’actrice lui fait moduler les moments les moins spectaculaires du ballet avec une crédibilité totale, de la jeune fille primesautière et délurée du premier acte à la vamp un peu cynique des soirées de Madame, du ravissement voluptueux du dialogue amoureux à la douleur de mort de son frère, et enfin du délabrement physique aux dernières touches de passion au dernier acte. Tout est maîtrisé dans une force interprétative impressionnante qui emporte dans un tourbillon de plaisir. De manière très narrative, on assiste à l’histoire de Manon au gré de ses rencontres où elle trouve chez ses partenaires des nourritures diverses.

Mathieu Ganio

Si Manon est un rôle en or pour les danseuses, on ne peut pas en dire autant de celui de Des Grieux qui en dehors des soli à la chorégraphie alambiquée et des pas de deux faire-valoir se voit la plupart du temps exposé à errer sur scène oscillant entre sourire béat et fronçage de sourcil. Mathieu Ganio aux lignes épurées déploie à satiété sa grâce maîtrisée dans des arabesques sans fin, des attitudes sereines et musicales qui font merveille et arrivent parfois à faire oublier la naïveté de sa caractérisation d’un Des Grieux un peu superficiel. Dans ce partenariat, la fluidité des portés tarabiscotés de MacMillan renforce l’aspect fusionnel du couple Manon/Des Grieux qui atténue également la personnalité de des Grieux au profit de celui de Manon mais dont il reste une des composantes essentielles, par une présence aérienne et gracile qui rassure et met bien en valeur sa partenaire.

Isabelle Ciaravola - Florian Magnenet
A l’opposé, Florian Magnenet s’il possède également des lignes de rêve pour illustrer la chorégraphie de MacMillan est d’avantage investit dans le personnage de Des Grieux qu’il module lisiblement au fil du temps. Il propose surtout à partir du deuxième acte un homme de caractère qui a brusquement mûri et s’en laisse peu conter, ni par Manon, ni par Lescaut. Ce choix interprétatif est renforcé sans doute par un partenariat plus précautionneux dû au manque de répétitions, puisqu’il avait perdu Agnès Letestu puis Ludmila Pagliero avant de se voir propulser en un week end dans les bras d’Isabelle Ciaravola. Solitaire dans sa danse, il en impose sur scène par sa présence spectrale et une certaine gravité alors que Mathieu Ganio joue avec la vivacité de cette dernière. Les représentations en prennent une teinte plus grave.

Nicolas Le Riche - Clairemarie Osta

Nicolas Le Riche et Clairemarie Osta proposent une toute autre vision du ballet. Clairemarie Osta reste l’interprète réflexive mais discrète qu’elle a toujours été et c’est à l’Histoire de Manon et du chevalier Des Grieux que le public assiste. Ce qu’Isabelle Ciaravola offre en mode expressionniste, Clairemarie Osta le réalise en constructionniste. L’une fait appel à l’instinct, l’autre à l’intellect. Chaque petit geste, chaque regard, chaque interaction dessinent sa Manon délicate et réfléchie. Le personnage se crée petit à petit et se nourrit des autres, révélant progressivement des détails sur sa personnalité, l’attachement à son frère très présent, frôlant parfois des allures incestueuses, sa tentation de la richesse, ses élans amoureux, son désespoir. Sa Manon se laisse porter par chaque homme qu’elle rencontre dans une simplicité discrète mais effective. Clairemarie Osta dialogue, c’est une danseuse du partage.

Stéphane Bullion - Clairemarie Osta

Avec Lescaut/Stéphane Bullion, elle est la petite sœur favorite dans la scène introductive comme dans la scène de débauche mais se laisse aussi dominée par son autorité dans le pas de trois de la chambre avant d’être séduite, par son argumentation autant que par les richesses de son futur amant. Avec Monsieur de G.M./Stéphane Phavorin, elle est honnête, presque aimante chez Madame et c’est juste lorsqu’elle aperçoit Des Grieux qu’elle se transforme, pleine d’interrogations. Plus enjôleuse que sensuelle, elle anime le salon de Madame attachée à l’aura de son frère avec qui elle s’amuse de bon cœur, plutôt que d’offrir un rayonnement de grande séductrice comme Isabelle Ciaravola.
Avec Nicolas Le Riche, elle n’a pas l’ardeur que met cette dernière à attiser ses partenaires mais séduit naturellement. Le partenariat demeure tellement fluide dans les portés qu’il en paraît presque abstrait dans le contenu. Le bonheur est là sans besoin d’en faire plus. C’est le couple serein qui exemplifie le silence éclatant et simple de l’amour. Même dans le pas de deux du marécage, son épuisement se ressource dans les bras de son partenaire et ses courses effrénées paraissent n’avoir qu’un but, la fusion éternelle.

Nicolas Le Riche - Clairemarie Osta

Nicolas Le Riche écarte d’emblée le côté niaiseux de Des Grieux porté à son apogée par Josua Hoffalt mais pas complètement mis à l’écart par Mathieu Ganio. Il est comme Florian Magnenet dans son deuxième acte un homme qui ne subit pas, se laisse emporter par l’amour mais contrôle également ce qu’il peut de la situation, en particulier dans le dernier acte. S’il n’a pas les lignes de ses collègues, Nicolas Le Riche pallie à l’exposition de l’arabesque reine par une tonicité dans les tours et les enchaînements, une envergure dans la gestuelle qui occupe tout autant la scène. Son Des Grieux est sans aucun doute le plus vivant, le plus bon vivant, et le plus ouvert. La complicité avec Stéphane Bullion est également d’évidence et l’opposition entre la fin du premier acte et le début du deuxième est moins flagrante, le combat de petits sauts dans la chambre à coucher est d’une force marquante au même titre que l’entente cordiale de la partie de cartes.

Stéphane Bullion

Comme celui de Tybalt ou Rothbart, le rôle de Lescaut est de ceux qui font de l’ombre à  Roméo ou Siegfried. A l’image de ses partenaires d’origine Nicolas Le Riche et Clairemarie Osta, Stéphane Bullion nourrit toujours profondément ses personnages et il livre ici un Lescaut très abouti. Le rideau s’ouvrant sur son regard fixe et perçant qui vire en une seconde à la dureté montre déjà qui va tirer les ficelles de l’histoire. La grande réussite de son Lescaut est de jouer sur plusieurs registres de la séduction. D’abord sur l’imposition d’un personnage fort et dominateur qui fascine malgré le côté détestable de ses actions du premier acte. Puis en caressant par alternance le côté charmeur d’une personnalité charismatique, protecteur mais ferme dans sa détermination envers sa sœur ou son amant, et enfin en menant le deuxième acte de l’ivresse en parfait gentleman, jouant de l’élégance de la dentelle de ses manches comme un précieux sortant tout droit du XVIIIe siècle. Il devient alors léger et spirituel dans cet acte chargé de dorures et de personnages.

Stéphane Bullion

Il y parait le seul avec Yann Saïz à s’amuser alors que Jérémie Bélingard et Alessio Carbone ont le vin triste et détestable, ce qui est un parti pris également intéressant mais plus limité, le premier accentuant l’aspect du saoulard qui gâche par ses excès nauséeux les soirées arrosées, le second en devenant taciturne, laissant la place au spectacle du salon dont il ne peut s’approprier le leadership. Audric Bezard qui n’a eu qu’une représentation est un Lescaut plutôt méchant, plus encore que Jérémie Bélingard qui finalement fait un peu pitié en campant un militaire de bas étage car il impressionne également physiquement, de par sa taille et la noblesse de ses lignes. Théâtral comme Yann Saïz, il lui manqua peut-être quelques représentations pour affiner le personnage gouailleur un peu trop poussé jusqu’au bout dans l’ivresse.

Yann Saïz
Maître sur scène à chacune de ses apparitions, et véritable alter ego à l’apparition séductrice de Manon dans le deuxième acte, Stéphane Bullion est un libertin délicat à l’ivresse joyeuse, jamais vulgaire, de celle qui fait rire aussi les autres. Il s’intègre dans la soirée avec un naturel polisson qui s’accorde parfaitement avec la légèreté des filles de Madame, dont il apparaît le chouchou alors même que ses déplacements et ses regards en coin montrent qu’il les surveille encore et sait très bien ce qui se passe dans ce salon dont il a fait son monde ! Face à cette subtilité interprétative, Yann Saïz qui profite également de tous les plaisirs, est un peu en retrait, plus dans le superficiel et le théâtre, ce qui s'accorde bien à la Manon d'Isabelle Ciaravola.  La complicité canaille avec laquelle ils dupent les riches est tout aussi bien marquée que la relation séductrice (incestueuse ?) que celle-ci instaure avec Stéphane Bullion, en particulier dans le pas de trois de la chambre avec Monsieur de G.M. Le Lescaut ivre de Yann Saïz est cependant un militaire un poil grossier pour le salon de Madame dont il est le bout en train voyant, Audric Bezard en étant la terreur.  

Stéphane Bullion
C’est aussi dans la danse que Stéphane Bullion exhale sa caractérisation dramatique, une danse virtuose, large et tonique, il est vrai très bien servie par une silhouette qui  accentue le caractère emphatique de la chorégraphie. Il fait ainsi parfaitement la liaison entre la variation souriante du premier acte et son ivresse joyeuse du deuxième. Si Jérémie Bélingard a choisi de dépeindre un Lescaut un peu primaire dans le jeu,  sa danse en puissance, en particulier dans le premier acte, si elle est spectaculaire, donne une variation peu raffinée avec des appuis très terriens. Elle n'installe pas assez le personnage comme maître de cérémonie et en gomme  un peu par ailleurs l'esprit manipulateur.  Là, Stéphane Bullion et Alessio Carbone, qui n'a pourtant pas la taille du premier, sont dans la délicatesse et l’aérien  campant d’emblée un Lescaut vif et subtil qui capte les regards, vivacité qui se prolonge dans la possession de l'espace de la cour de l'hôtellerie.

Stéphane Bullion - Alice Renavand
Dans le deuxième acte, cette fusion danse et acting est encore plus porteuse, lorsque réussie car ce phénomène dichotomique est accentué dans la difficile variation de l’ivresse, premier morceau de bravoure  de l'acte. Stéphane Bullion  y réussit à faire oublier le défi technique au profit d'une fluidité dans les enchaînements de déséquilibres et de sourires contrits, prolongeant l'enchantement dans le pas de deux avec Alice Renavand. Audric Bezard et Yann Saïz, s’ils sont moins précis à cet endroit utilisent néanmoins leurs lignes pour dépeindre des personnages lumineux qu'ils ont su imposer au début du ballet et qu’ils vont vivre dans un jeu également plus prononcé par la suite,.

Alessio Carbone - Nolwenn Daniel
Aux côtés de ces Lescaut très bien mis en valeur par la chorégraphie et la scénographie de Kenneth MacMillan, les maîtresses, qui d'ailleurs ne portent pas de nom, ont paru plus anecdotiques malgré deux belles variations dans les deux premiers actes. Alice Renavand (Manon en devenir ?) qui dansait avec Stéphane Bullion malgré un personnage assez piquant et volcanique disparaît un peu dans l’ombre de son Lescaut charismatique et finalement attachant, même si elle sait montrer pourquoi elle en est la favorite dans la joie comme dans la répartie.
Nolwenn Daniel a plus d’indépendance vis-à-vis de ses différents Lescaut (Alessio Carbone et Yann Saïz) et on remarque plus sa danse cristalline mais il manque une certaine complicité dans le pas de deux de l’ivresse où Alice Renavand est proprement aussi désopilante que Stéphane Bullion à la fois dans les mimiques mais aussi dans la danse où la maîtrise exemplaire du côté technique disparaît au profit d’une irrésistible drôlerie.

Jérémie Bélingard - Muriel Zusperreguy
Muriel Zusperreguy à la danse très joyeuse et sincère  a sans doute un peu souffert du Lescaut triste de Jérémie Bélingard trop peu en relief dans le deuxième acte. Elle est une maîtresse sécurisante et peu offensive. Celle d’Aurélia Bellet, qu’on aurait aussi pu rêver en Manon, reste peut-être finalement à travers sa seule représentation avec Audric Bezard la plus fortement caractérisée, sensuelle un rien vulgaire, s’alignant sur son Lescaut carnassier dont elle réussit à paraître une victime pas tout à fait négligeable.

Aurélia Bellet - Audric Bezard

Dans les rôles de Monsieur de G.M., deux interprétations très distinctes mais tout aussi intéressantes se sont principalement opposées. Stéphane Phavorin a dépeint un noble très distingué, limite séducteur raffiné sachant s’amuser, et puis sévir, duquel finalement Clairemarie Osta semblait plutôt bien s’accommoder dans le salon de Madame alors qu’Eric Monin a présenté un personnage fat proprement détestable fait pour rendre la Manon d’Isabelle Ciaravola à Des Grieux dans le deuxième acte. Aurélien Houette tout aussi à l’aise en Monsieur de G.M. qu’en geôlier campe des personnages plutôt sereins et ambigus mais assez durs. Son geôlier est cependant moins impressionnant que celui d’Emmanuel Hoff, hermétique et sadique, liane d’acier impénétrable, plus dans la ligne de celui de Vincent Cordier ou Mathieu Botto, cruels et froids mais sans plus.

Stéphane Bullion - Clairemarie Osta - Stéphane Phavorin

Difficile de décrire tous les personnages qui animent le ballet et apportent leurs pierres à la construction d’une œuvre réussie jusque dans l’exploitation d’une musique pompière qui serait inécoutable par ailleurs. Le chef des mendiants bien sûr avec une belle brochettes de truculents danseurs d’Adrien Couvez à Allister Madin, les trois gentilshommes souvent animés avec prestance par Audric Bezard, Aurélien Houette et Yann Saïz, des prostitués de luxe avec notamment encore Aurélia Bellet ou la sémillante Charline Giezendanner, très en verve dans leurs danses mais aussi dans l’animation du salon de Madame, tour à tour interprétée brillamment par une imposante Viviane Descoutures et une altière Amélie Lamoureux.

Nicolas Le Riche - Clairemarie Osta

Au finish, ce ballet de Kenneth MacMillan est une narration fleurie de mille détails dont beaucoup encore à découvrir et il ne reste qu’à espérer que cette série sera bientôt suivie d’une autre qui permettra d’en approfondir la lecture.

lundi 7 mai 2012

Roméo et Juliette 7-20 mai 2012


Roméo et Juliette
Symphonie dramatique op.17, h.77 d'Hector Berlioz (1839)
Texte d'Emile Deschamps d'après William Shakespeare

Chorégraphie - Sasha Waltz
Direction musicale -  Vello Pähn 
Décors - Pia Maier-Schriever, Thomas Schenk et Sasha Waltz
Costumes - Bernd Skodzig
Lumières - David Finn
Chef du chœur - Patrick Marie Aubert

Juliette - Aurélie Dupont/Mélanie Hurel (13 et 16 mai) et  Stéphanie d'Oustrac- mezzo-soprano
Roméo - Hervé Moreau/Vincent Chaillet (13 et 16 mai) et Yann Beuron - ténor
Père Laurence - Nicolas Paul/Vincent Cordier (13 et 16 mai) et Nicolas Cavallier - basse
et le corps de ballet de l'Opéra national de Paris

Orchestre et Chœurs de l'Opéra national de Paris
Ballet créé par le ballet de l'Opéra national de Paris le 5 octobre 2007