dimanche 22 juillet 2012

Orphée et Eurydice, New York juillet 2012



L’opéra de Paris a conclu sa tournée américaine par un défi culturel. Paris risqué car bien que l’opéra dansé de Gluck et Bausch soit supporté par ses magnifiques interprètes, les représentations d'Orphée et Eurydice arrivaient en terres quasi vierges. Parce qu’ils avaient adoré Pina de Wim Wenders, les Américains se voyaient déjà en train de consommer Orphée et Eurydice comme le digest estampillé de surcroit Opéra de Paris qui leur ouvrirait la porte à la chorégraphe allemande, oubliant (ou ne sachant pas) que parfois, un certain coût d’entrée peut être nécessaire à l’appréciation d’une œuvre artistique. 
L’aspect résolument esthétique de la production et la magie du chant ont sans doute porté à l’acclamation du public les trois représentations plus que l’investissement symbiotique du spectateur dans l’œuvre à la philosophie pessimiste de Pina Bausch comme on le constate à Paris à chaque reprise de cette œuvre majeure. Par là-même la récompense émotionnelle qu’il en découle semble absente, comme si l’infinie tristesse du message n’avait pas de place dans la civilisation du positif à tout va. 


Pourtant, l’Orphée et Eurydice de Pina Bausch sur sa petite scène new yorkaise a gagné en grandeur ésotérique. La dimension infiniment profonde qu’apporte Stéphane Bullion à la souffrance dans le premier tableau est un accomplissement parfait du cheminement intérieur de la douleur à ses im-possibilités d’expression. Reprise, réitération dans des mouvements toujours aussi sur-déployés, Stéphane Bullion fait un travail sur l’épurement émotionnel qui est remarquable et qui se détourne de l’intention pour atteindre le spontané et l'évidence. Chaque mouvement improbable construit invisiblement son cheminement vers le paroxysme d’une souffrance inexprimable, l'émotion à son comble. Son corps entier exhale cette douleur inexorable alors que son visage perdu s’évertue à ne pas polluer cette douleur par des signes qui seraient trop ostensiblement convenus. 


Stéphane Bullion balance dans le premier acte entre  la violence lente imprimée à son corps dont il déploie tous les aspects avec une insistance perverse dans des magnifiques déploiements de bras parcourant son buste du bassin aux petits doigts en passant par cette cage thoracique surdimensionnée et les arrêts christiques ou inspirés, le regard vers le ciel à qui il semble remettre une quête ou attendre la décision suprême, à savoir avouer là son impuissance. 
Son malaise est aussi celui du spectateur préparé progressivement de manière initiatique à recevoir la suite d’une histoire qui visuellement déstabilise souvent, si l’on excepte le troisième tableau, le moment le plus simple et le plus lyrique de l’œuvre de Pina Bausch, concession à la tradition mais aussi peut-être encore, mise en relief par l’opposé des scènes qui l’entourent.



Orphée progresse ainsi dans sa quête intérieure avant de se confronter à l’extérieur, des antithèses de la gravité de son personnage : la version joyeuse, Amour que Muriel Zusperreguy porte en contre, comme une mise en valeur de la solennité de la douleur du personnage d’Orphée, et la version colérique d’Eurydice, que Marie-Agnès Gillot s’évertue à contraster comme un papillon rouge virevoltant hystériquement dans un dialogue impossible alors que le deuxième tableau le confronte à l’inconnu.
"die Hölle selbst tobt in mir,
ihr Feuer glüht durch meine Brust"
 
C’est peut-être dans sa manière de charmer les enfers qu’il faut comprendre la philosophie du personnage car au milieu des désordres violents, son corps se plie et se disloque avec plus d’énergie mais avec la même résolution contemplative, clé de sa séduction du Cerbère. 


L’intériorité de la douleur d’Orphée est un mode d’expression qui s’accorde parfaitement à l’austérité scénographique et le dialogue avec Maria Riccarda Wesseling, tout en contrôle également. La pâleur de Stéphane Bullion dans son costume minimaliste constamment mis en exergue par un halo de lumière blanche et la sombre Maria Riccarda Wesseling dans sa longue robe noire qui attire les ténèbres, se complètent et enrichissent ainsi l’histoire, non seulement par le texte que la cantatrice développe avec une clarté absolue mais aussi par un vécu identique du malheur intérieur, la voix grave aux soubresauts parfois rugueux faisant écho à l’exploitation des développements thoraciques surdimensionnés du danseur. La remarquable mezzo soprano vit ainsi travers le texte le reflet complet de la chorégraphie de Pina Bausch qui appuie sur les attitudes comme elle met en valeur les mots dans ses intonations. 


Elle prend son envol lors du solo final où le danseur à genoux dans le coin de la scène, le dos tourné au public lui offre la complète représentation de la douleur face aux corps échoués des Eurydice décédées. Il est incontestable que pour saisir le haut niveau de richesse de ces instants de communion entre les Orphée, la connaissance du texte est un atout que Pina Bausch n’avait pas négligé en choisissant la version allemande de l’opéra de Gluck. Il n’est pas impossible non plus d’en saisir la plupart des aspects compte tenu des interprétations hautement symboliques des deux artistes qui transcendent le langage simple d’apparence de leur art. 


Car c’est Orphée qui porte  l’idée que Pina Bausch semble avoir donné en remaniant l’opéra de Gluck de l’impossible espoir en l’homme et la fresque que dépeint la chorégraphe allemande a une toute autre signification que celle donnée à la légende par Gluck. Par la simplicité visuelle du décor, celle des mouvements, de leur écriture, des costumes et de l’arrangement scénique, elle fait une œuvre universelle sur la souffrance et le désespoir, pourvu qu’on en accepte l’existence. 



samedi 21 juillet 2012

dimanche 8 juillet 2012

lundi 2 juillet 2012

Epic French masterpieces, Chicago juin 2012

Stéphane Bullion avec Isabelle Ciaravola, Valentine Colasante et Dorothée Gilbert 


L’association Lifar-Petit-Béjart renommée ici  Epic French masters est un programme bien maîtrisé que le ballet de l’Opéra présente souvent en tournée depuis quelques années. Un programme assez typé dont seul le Boléro de Maurice Béjart a vraiment franchi les frontières, même si l’Arlésienne est donnée aussi par un certain nombre de compagnies en Europe, en particulier récemment.


Suite en Blanc
Serge Lifar /Edouard Lalo

Le style Lifar est peu représentatif de ce que la compagnie est actuellement mais les danseurs y démontrent leur savoir faire. Suite en Blanc a sans doute bien surpris même si l’exposition de ces figures d’école avait de quoi nourrir les discussions en elles-mêmes. Style et aussi interprétation, démarque la singularité du Ballet de l’opéra par rapport à ce qui se fait aux US, l’investissement de la personnalité des danseurs restant ici dans une stricte et faible marge de manœuvre, mais s'il était assez facile d’y reconnaître le tempérament de chacun. 

Stéphane Bullion - Isabelle Ciaravola

A Chicago, Suite en Blanc, s’est permis d’aligner pour la Première huit étoiles avant de laisser Premiers danseurs et Sujets s'insérer dans les soirées suivantes.  C’est comme ça, et pas autrement, des pas, une précision microscopique, une Ecole qui déroule son art, et seule l’aura particulière de chaque danseur permet de mêler et réécrire sans cesse une phrase identique qui porte une force en elle-même. Les variations s’enchaînent pour qu’on redécouvre chaque fois une nuance imperceptible qui dépasse, dans un regard, une main, parfois un port de tête… mais pas beaucoup plus, et pourtant, une subtilité infime qui change tout parfois. 
Même avec Dorothée Gilbert qui a dansé toutes les Flûtes  ce n’était à la fois jamais différent mais aussi jamais identique. Une variation enchanteresse alors que la salle est suspendue à chaque port de tête dans un silence quasi religieux accompagnant l’instrument. Une finesse suave, un rien mutine mais sans dépasser le bon goût, dans ce qu’on pourrait peut-être qualifier de variation la plus impudique de l'oeuvre. 

Stéphane Bullion - Dorothée Gilbert

Emilie Cozette et Marie-Agnès Gillot se partagent une Cigarette avec leur personnalité, une étalant sa langueur presque érotique, l’autre une séduction de princesse. Karl Paquette joue à fond le charme de la flexibilité de son corps dans la Mazurka là où Mathieu Ganio déploie des angles limpides. 
Stéphane Bullion et Isabelle Ciaravola grâce à des échanges de regards et une fougue bien sentie lors du porté poisson sauvent l’Adage d’un mielleux patent.
Mais Suite en Blanc n’est pas uniquement une affaire de solistes. Les garçons en particulier sont très affûtés et mis au premier plan, pas uniquement dans le pas de cinq. Ainsi Sébastien Bertaud, Cyril Mitilian, Fabien Révillion et Daniel Stokes si on peut citer les plus sollicités chaque soir ont remarquablement exemplifié la qualité de danse de la compagnie.
Le final grandiloquent qui met en scène les solistes garde un de ces charmes effervescents aux allures de Bacchanales où on resterait propre sur soi, en blanc quoi !


L'Arlésienne
Roland Petit / George Bizet

Stéphane Bullion

L’Arlésienne de Roland Petit est un peu plus marqué par la personnalité des danseurs, la qualité de leur danse et de leur interprétation. L’œuvre en elle-même a une consistance inégale et parfois déconcerte par sa chorégraphie, notamment pour le corps de ballet et parfois chez Vivette, laissant la part belle à l'interprète masculin sur qui repose à bien des égards, la clarté de la narration. Nul doute que le choc des cultures amorcé par Suite en Blanc se creuse avec ce second ballet même si le manège final où le danseur déploie technique et physicalité est un "crowd pleaser" qui fait mouche à chaque fois.


Stéphane Bullion

Le ballet narratif court et pas forcément simple de Roland Petit semble parfois laisser au bord de la route le fil de l’histoire, notamment avec Jérémie Bélingard qui mise trop sur l’énergie physique sans pouvoir exprimer l’évolution psychologique de Frédéri. L’incroyable morceau de bravoure final  s’en trouve même minoré par ce parti pris de l’imposition d’une folie déjà contracté dès les premières notes qu’il mène à la fin dans le mur, à grand coup d’accélérateur. La performance est impressionnante mais n’a pas beaucoup de sens. Jérémie Bélingard dont c’était pourtant la seule œuvre au programme de la tournée ne semble pas en avoir profité pour retravailler la narrativité un peu déficiente déjà dans ses dernières apparitions d’un ballet qu’il connaît bien, trop bien peut-être. Peut-être ne danse-t-il pas assez pour nourrir son art. Heureusement, par sa théâtralité exacerbée, Isabelle Ciaravola lui a donné une réplique justifiant un peu le personnage mal dégrossi qu'il dépeint, en soulignant l'impossibilité du dialogue.

Nolwenn Daniel - Benjamin Pech

A l’inverse, Benjamin Pech est un Frédéri complexe et touchant, mais souvent à la limite de ses possibilités physiques, parfois trop au-delà, ce qui est gênant lorsque l’ampleur, la puissance ne sert plus les moments les plus tendus de l’histoire. Il  construit  malgré tout bien son personnage progressivement pour lui donner une épaisseur qui soutient l’attention sans toutefois porter jusqu'au bout la tension dramatique d'un homme fêlé jusqu'à l'extrême, limité dans l'énergie physique que Roland Petit a donné à la psychologie de Frédéri. Nolwenn Daniel, délicate et naturaliste, est une Vivette touchante, victime d'un Frédéri déjà ailleurs.
Amandine Albisson dont c'était la prise de rôle aux côtés de Stéphane Bullion a très bien négocié une chorégraphie adaptée à des danseuses plus petites et elle devrait mettre à profit cette première sortie pour développer théâtralement sa Vivette.

Stéphane Bullion

Stéphane Bullion imprime une toute autre dimension au rôle qu’il maîtrise subtilement sur le plan dramatique et domine sur le plan physique. Il danse grand et large sur cette scène minuscule qu'il dévore avec passion, trace des lignes claires en nuançant son interprétation rendant l’histoire plus lisible. Les liaisons entre les tableaux sont fluides et ses allers retours entre le songe et la réalité ne sont pas uniquement remarqués par la présence de Vivette. Il y a là un vrai travail sur l’évasion mentale et la présence physique. Ses reprises de variations montrent une véritable progression de son état et son manège final n’est pas une variation de plus qui démontre ses possibilités physiques mais une exaltation psychologique à travers une rare puissance, le condensé de sa transformation mentale qui le mène à se torturer psychologiquement puis se violenter physiquement et enfin tout naturellement à se suicider.


Le Boléro
Maurice Béjart / Maurice Ravel

Nicolas Le Riche

Difficile de parler du Boléro et de quelqu’un d’autre que Nicolas Le Riche. On n’est jamais indépassable mais ce que réalise la figure de proue du ballet de l’Opéra de Paris tient de l’exceptionnel et remise ses collègues à l’anecdotique. Passer après Nicolas Le Riche qui ouvrait le bal est  un challenge que personne ne peut encore relever, même Marie-Agnès Gillot, très en forme aux Etats-Unis, qui a pourtant semblé plus incisive que lors de ses dernières sorties dans cette œuvre. 
Nicolas le Riche passe au-delà de la musique qu’on a souvent pensé comme l’élément galvanisant d’une manipulation de masse. Ici, c’est un homme qui incorpore le rythme, le domestique et devient rythme lui-même, s’insinue dans la tête et dans le corps du spectateur qui bat de plus en plus fort à chaque mouvement vers lui.

Nicolas Le Riche
Les pauses les mains jointes temporisent les élans comme autant de réserve de puissance mais aussi de charisme, une retenue qui va permettre de décupler le plaisir de la jouissance finale dans une tension physique au bord de l’anomie.
Mais sur son tapis rouge,  Nicolas Le Riche n’est pas seul avec son corps et ses regards. Il dialogue là aussi avec un corps de ballet outrageusement sexuel qu’il conduit dans des méandres avec une montée en puissance maîtrisée savamment. Avec cette force des gens dangereux, Nicolas Le Riche intouchable dans son rond rouge pénètre les gens par l’esprit et par le corps, et laisse une salle en état d'excitation absolue.

Nicolas Le Riche