Stéphane Bullion |
La figure Caligula, entre mythe et réalité, a imprégné faussement les esprits à travers ses représentations tant artistiques que biographiques comme souvent les personnages paroxystiques. Nicolas Le Riche s’est adjoint Guillaume Gallienne pour s’affronter au sujet en déconstruisant les idées reçues, avec un parti pris qui peut paraître parfois dérangeant mais qui donne une véritable signature artistique à l’œuvre.
Partant de La Vie des douze césars de Suétone, les auteurs ont délaissé le commentaire linéaire d’un historien très hostile à l’augustat pour extraire les faits marquants et vérifiés –en fait très peu- et construire à son tour un imaginaire crédible autour de l’homme, Caius Augustus Germanicus, et non plus du Caesar dit Caligula.
Stéphane Bullion |
Il est admirable que dans cette première grande œuvre chorégraphique, Nicolas Le Riche ait évité l’écueil de la régurgitation scolaire du danseur de niveau stellaire qu’il est. Il s’est effacé modestement derrière son histoire et a ici construit un ballet qu’il aurait sans doute aimé danser –comme il l’a finalement fait en 2008- et non pas un exercice de style autour de sa maîtrise technique virtuose. Il a envisagé le ballet du point de vue de l’homme et à mis sa danse au service de l’histoire, c’est-à-dire quoi et comment exprimer à travers des mouvements, des états d’âme déconstruisant ainsi tout autant l’histoire de Caligula que la manière d’élaborer un ballet. En mêlant aspects classique et contemporain, il s’est éloigné des poncifs des deux techniques faisant parler en premier lieu les corps et les expressions comme éléments unificateurs. Nicolas Le Riche a ainsi choisi d’attribuer des typologies très nettes aux différents rôles, un Caligula instable, un Mnester incisif et tranchant, un Chaerea hiératique, une Lune espiègle et légère, une Caesonia ludique et futile.
C’est la musique de Vivaldi qui a rythmé la construction de ces typologies et le choix des Quatre saisons, presque anecdotique à la base, pour illustrer les quatre années de règne de l’empereur, se prête plus volontiers qu’on l’aurait cru à la progression narrative tant la ligne musicale est bien exploitée dans la chorégraphie, le printemps dévoué aux débuts plaisants du règne, l’été dessinant les premières menaces, la tristesse de l’automne développant le complot et l’hiver annonçant la fin, l’ensemble repris en forme de résumé des humeurs de l’empereur dans le cinquième acte. C’est également parce qu’elle est mise en relief par les pauses qu’élabore Louis Dandrel pour le mime Mnester qui lui même sert de mise en abyme au propos. Ainsi, un dialogue solidement ancré dans la construction de l’œuvre sert de fil rouge au drame. Le décor, simple et efficace, met bien en valeur les apparitions de Caligula, ses entrées en contre jour par un escalier illuminé ou les ailes bordées de colonnes cinabres d’où jaillissent en grappes les ensembles dynamiques.
C’est la musique de Vivaldi qui a rythmé la construction de ces typologies et le choix des Quatre saisons, presque anecdotique à la base, pour illustrer les quatre années de règne de l’empereur, se prête plus volontiers qu’on l’aurait cru à la progression narrative tant la ligne musicale est bien exploitée dans la chorégraphie, le printemps dévoué aux débuts plaisants du règne, l’été dessinant les premières menaces, la tristesse de l’automne développant le complot et l’hiver annonçant la fin, l’ensemble repris en forme de résumé des humeurs de l’empereur dans le cinquième acte. C’est également parce qu’elle est mise en relief par les pauses qu’élabore Louis Dandrel pour le mime Mnester qui lui même sert de mise en abyme au propos. Ainsi, un dialogue solidement ancré dans la construction de l’œuvre sert de fil rouge au drame. Le décor, simple et efficace, met bien en valeur les apparitions de Caligula, ses entrées en contre jour par un escalier illuminé ou les ailes bordées de colonnes cinabres d’où jaillissent en grappes les ensembles dynamiques.
Avec cette troisième reprise du ballet, Caligula se décline désormais sous les traits de Stéphane Bullion qui tant dans le rôle de l’empereur que dans celui du pantomime Mnester a vraiment porté la chorégraphie de Nicolas Le Riche dans son sens le plus inspiré au cours de ce mois de février.
Stéphane Bullion |
En l’absence de Jérémie Bélingard qui avait créé le ballet, Stéphane Bullion a d’abord imposé sa marque comme figure absolue et indiscutable de l’auguste, tellement Mathieu Ganio qui reprenait le rôle après l’avoir également dansé lors de la création, n’a pas paru avoir les moyens de présenter une vision adaptée à la figure délicatement dessinée de l’empereur de Nicolas Le Riche. Faute d’une danse puissante et significative mais plus encore d’une capacité d’interprétation variée et nuancée, dans la danse comme dans le jeu de scène, celui-ci n’a pu que donner à voir une version plate dénuée de sens d’un portrait qui semble fouillé et subtile de la personnalité de l’empereur lorsque dansé par Stéphane Bullion.
Nicolas Le Riche n’a certes pas facilité la tâche de son danseur-titre en ciselant un être à la fois grandiose et impérial dans son autorité lorsqu’il ne danse pas, et tourmenté et indécis dans ses mouvements. C’est par son corps et ses sinuosités que Caligula montre son caractère fantasque et incontrôlé, sa folie et sa démesure, mais de manière plus analytique que spectaculaire. Caligula se singularisait en effet dans l’étrange parce qu’il maniait l’ironie jusqu’au dernier degré. Il poussait tout jusqu’aux limites, la haine, l’amour, les mesquineries, les stupidités. En cela, il renvoyait aux autres une image dérangeante. En projetant l’histoire dans l’extrême détail du mouvement et des regards, le chorégraphe propose une vision très intellectualisée dans une chorégraphie minutieusement pensée du personnage. Il faut alors vivre cette incarnation et ne pas simplement la danser sans quoi chaque geste paraît d’un académisme plat. Du petit sourire en douce de la fête introductive au cauchemardesque éclat de rire de dérision face à sa mort, Caligula triomphe insidieusement.
Le Caligula écrit par Nicolas Le Riche n’a de tyrannique que ses incisions au couperet que seul un danseur puissant et virtuose mais mesuré peut rendre afin de restituer a minima l’aspect violent du personnage que personne ne conteste : celui-ci se doit d’être présent, même s’il n’intéresse pas in fine le chorégraphe et n’est qu’un side-effect. Il est difficile en peaufinant ses arabesques et en escamotant le peu de spectaculaire dans les sauts de rendre plus qu’un homme touchant voire insignifiant. Or si Nicolas Le Riche s’est écarté des banalités véhiculées par l’image que l’on donne d’un homme de pouvoir sanglant pour s’intéresser à dépeindre l’individu et son caractère, il ne gomme pas pour autant l’aspect irrationnel et violent de Caligula, il le montre subtilement.
Stéphane Bullion |
Le Caligula écrit par Nicolas Le Riche n’a de tyrannique que ses incisions au couperet que seul un danseur puissant et virtuose mais mesuré peut rendre afin de restituer a minima l’aspect violent du personnage que personne ne conteste : celui-ci se doit d’être présent, même s’il n’intéresse pas in fine le chorégraphe et n’est qu’un side-effect. Il est difficile en peaufinant ses arabesques et en escamotant le peu de spectaculaire dans les sauts de rendre plus qu’un homme touchant voire insignifiant. Or si Nicolas Le Riche s’est écarté des banalités véhiculées par l’image que l’on donne d’un homme de pouvoir sanglant pour s’intéresser à dépeindre l’individu et son caractère, il ne gomme pas pour autant l’aspect irrationnel et violent de Caligula, il le montre subtilement.
Stéphane Bullion |
Dans son portrait intérieur de Caligula, Stéphane Bullion restitue bien la dureté, la froideur, le caractère impitoyable de l’empereur, sa différence avec les autres et magnifie son statut de Dieu vivant. Il tient de bout en bout sous une apparence contemplative ou imprévisible, le fil tenu d’une distance avec le reste des danseurs et la tension du prédateur qui observe ses proies mais aussi les menace, certain de sa supériorité ou tout du moins d'un pouvoir qu'il utilise à volonté. C’est la danse heurtée et puissante que restitue Stéphane Bullion tressautant au moindre mouvement musical qui apporte du signifiant à la déraison sanguinaire que l’histoire a retenue. Caligula solitaire paranoïaque à l’extrême est incarné par une démarche parfois voutée, un œil sournois, une colère, une violence qui semblent toujours contenues. Car Caligula ne trucide pas à tour de bras, il torture par son emprise psychologique. Il fait peur par l’imprédictibilité de son caractère et de ses idées. Il impose la terreur sur scène par sa seule présence et met mal à l’aise le spectateur qui voudrait le voir voler, le voir resplendissant dans ses arabesques, le voir lâcher une puissance qu’à l’inverse, il contient en permanence. Car Caligula est fébrile et malade, ses sauts sont rugueux, ses mouvements saccadés et parfois non terminés illustrant l’instabilité de l’empereur. Nicolas Le Riche a ainsi sacrifié la facilité et l’esthétique de la danse au profit d ‘une profondeur narrative inscrite dans les mouvements.
En parallèle, comme pour Caligula heureux par moment, Caligula absent, les yeux vers l’infini, Caligula curieux de la Lune ou des gestes de Mnester, Caligula rempli de bonheur serein avec son cheval, Caligula peureux, calculateur, méfiant, Caligula perdu: ce sont des sensations que Stéphane Bullion n’a aucune peine à déployer à travers ses regards et ses attitudes corporelles, ce dos rond, ce cou rentré pour illustrer la méfiance ou tendu à l’extrême pour se donner à la Lune. La perfidie de l’empereur, ces larges sauts pour assener sa puissance un instant et se contenir le suivant, ce regard innocent puis menaçant envers la Lune.
Stéphane Bullion |
En parallèle, comme pour Caligula heureux par moment, Caligula absent, les yeux vers l’infini, Caligula curieux de la Lune ou des gestes de Mnester, Caligula rempli de bonheur serein avec son cheval, Caligula peureux, calculateur, méfiant, Caligula perdu: ce sont des sensations que Stéphane Bullion n’a aucune peine à déployer à travers ses regards et ses attitudes corporelles, ce dos rond, ce cou rentré pour illustrer la méfiance ou tendu à l’extrême pour se donner à la Lune. La perfidie de l’empereur, ces larges sauts pour assener sa puissance un instant et se contenir le suivant, ce regard innocent puis menaçant envers la Lune.
Stéphane Bullion - Clairemarie Osta |
Autour de Caligula gravitent donc les personnages réels ou irréels, objets de fantasmes ou de menaces. Si Nicolas Le Riche semble avoir voulu renforcer la présence de Caesonia sur scène dans cette nouvelle version en lui offrant une introduction brève mais impressionnante, il ne lui donne pas de rôle plus important dans la narration et sa disparition furtive à la suite de l’empereur après le spectacle de Mnester laisse un des rares goûts de regret dans la construction du ballet. Peut-être a-t-il voulu ainsi marquer l’infortune de l’empereur qui aspirait à l’amour absolu et irréel de la Lune et devait se contenter d’une épouse terrestre, la quatrième, signe de son insatisfaction et offrir ainsi un contrepoint à la magnifique apparition rêvée de Caligula.
Stéphane Bullion - Clairemarie Osta |
Clairemarie Osta dans ce rôle immatériel de la Lune a réussi à suggérer la fugacité et l’irréel des visions de Caligula. Elle est l’illustration parfaite de l’éclosion de la petite boule intouchable que l’immense Caligula/Bullion évoque entre ses mains et la confrontation des deux danseurs est une des parties les plus magiques de la chorégraphie. Celle-ci dévoile des pas de deux originaux qui ne reposent pas sur le contact entre les danseurs. La rencontre étant irréelle, ils se complètent et s'électrisent, jeu de chasse et de fuites. En apparaissant dans le monde de Caligula, Clairemarie Osta ne descend pas sur terre vers l’empereur, elle élève Stéphane Bullion avec elle dans une sphère en apesanteur. Il relève le défi et s’immisce alors un instant dans la transparence de son rêve. Sa danse adopte la texture de celle de la Lune, légère et fugace. Caligula hallucine et le spectateur souffre de voir cette rencontre impossible. De faibles lumières rasantes et latérales allègent l’atmosphère en créant une bulle élastique dans laquelle les danseurs évoluent.
Stéphane Bullion - Muriel Zusperreguy |
Muriel Zusperreguy donne au rôle une teneur plus palpable et plus chaleureuse au mirage, une sorte d’attraction qui tire Caligula vers elle alors que Clairemarie Osta ne semble jamais être à sa portée. Elle donne un peu d’humanité avec une sensualité extrême qui transcende son interlocuteur mais contracte un peu la magie des moments de ses apparitions. Laëtitia Pujol semble plus à la peine pour comprendre le personnage qu’elle danse, à l’image de son Caligula, de manière trop académique, asséchant le propos.
Stéphane Bullion |
Sur terre, Caligula voue à Mnester, l’admiration qui le perdra, puisqu’assassiné, dit-on, en allant à une de ses représentations. Rythmant à distance le ballet de ses prémonitions pour prendre à son tour un rôle actif en sortant de sa mise en abyme, l’acteur-pantomime adoré de l’empereur s’installe en icône dans le ballet de Nicolas Le Riche. Si la mise en scène de ses interventions le singularise, il adopte aussi une chorégraphie ancrée dans le tranchant et la gravité. Tout de blanc vêtu, il est le commentateur de la noirceur du règne, augure impitoyable des illustrations contrastées que présente l’ensemble de ses prédictions ou son regard étrange sur les événements.
Mnester et les trois figures Stéphane Bullion, Alexandre Carniato, Samuel Murez, Erwan Le Roux |
Stéphane Bullion |
Nicolas Paul face à Stéphane Bullion dessine un Mnester moins fort et plus mesuré, plus théâtral, d’évidence objet d’amour et de curiosité. Le rapport entre les deux hommes est tout autre dans la confrontation. Rapide et précis dans ses interventions prémonitoires, il se fait objet de désir dans son court dialogue avec Caligula, comme un miroir masculin de la Lune dans ses évolutions impalpables. La distance est alors une forme de respect de l’empereur à l’acteur admiré et non plus une impression de domination et de renonciation.
Nicolas Paul |
Que ce soit la Lune ou Mnester, Caligula est en perpétuelle recherche. Cette quête de l’inconnu se concrétise également dans son rapport à Incitatus, son cheval. Mais à la différence de La Lune rêvée ou de Mnester intouchable, Caligula domine Incitatus. Son regard d’amour est plein de maîtrise et le manège, s’il représente un moment de poésie dans le ballet, semble bien incongru dans la progression de l’histoire, si ce n’est qu’Incitatus est presque le seul à regarder sans juger Caligula.
En opposition à ses amours, la Cour offre une danse caractérisée par son agressivité tout en gardant l’élégance de la noblesse d’état qu’elle représente dans des ensembles clairs et distincts. Les sénateurs de noir vêtus opposent une danse aérienne à celle terrienne des suivantes dorées.
Chaerea, vieux sénateur dont Caligula aimait à se moquer, fait figure ici de meneur d’une révolte collective, une révolution de palais où les courtisans, las de l’imprédictibilité de l’empereur, de son extrême impudence, vont se résoudre à s’en débarrasser.
La Cour menée par Yann Saïz et Aurélien Houette |
Les éclairages chaleureux et les tenues dorées des femmes soutiennent une agitation perpétuelle dans une cour vaine. Les fastes et le dynamisme de la Rome impériale s’incarnent dans un corps de ballet soudé qui externalise son inutilité, voire son désœuvrement par une chorégraphie répétitive et faussement acérée, visuellement diablement efficace. Les sénateurs, portent un costume près du corps qui les délimite sur le fond clair de la scène dans les airs comme des couteaux maniés à vide lors de leurs multiples évolutions de groupe, souvent soutenues par des mouvements du bas de corps très précis, dans les jetés ou les autres sauts aux poses très marqués. C’est aussi ce bouillonnement qui fait ressortir la singularité des interventions de Caligula, posées dans les moments où il participe à la fête, violentes et précises lorsqu’il n’était pas invité. En dressant ce portrait du décadent au quotidien, Nicolas Le Riche rajoute de l’ambigüité au portrait de l’empereur, et si le spectateur n’est pas appelé à aimer Caligula, il n’est pas découragé à détester Chaerea et les comploteurs.
Stéphane Bullion - Aurélien Houette |
Trois "physiques" se sont appropriés le rôle avec autorité, Aurélien Houette s’imposant par sa force et sa capacité de proposer une opposition raisonnable à la carrure de Stéphane Bullion, en particulier lors de la crise d’épilepsie. Adrien Couvez a su ajouter juste ce qu’il faut dans l’interprétation pour présenter un aigri naturel dans le cours du ballet. Yann Saïz avait la tâche plus difficile d’imposer un faible à travers sa silhouette interminable dominant tous les danseurs sur scène, mais comme Adrien Couvez avait sorti ses tripes pour dominer, Yann Saïz s’est intériorisé pour montrer une souffrance plus sincère que le personnage spontanément calculateur d’Aurélien Houette.
Stéphane Bullion |
La tonalité générale du ballet de Nicolas Le Riche dresse une peinture sans complaisance mais aussi sans outrance de la vie de Caligula. En se reposant sur la danse riche, sincère et réaliste de Stéphane Bullion, toujours émotionnel dans ses réserves comme dans ses emportements, il évite les excès et les bavardages superflus, allant directement à l’essentiel tout en offrant une texture riche, maintenant l’ensemble de son histoire par de légères touches expressives et marquantes qui surfent sur la musique de Vivaldi travaillée avec poigne par Frédéric Laroque. Un beau ballet minutieusement pensé et réalisé avec talent.
Stéphane Bullion |