mardi 15 juillet 2008

La Dame aux camélias

Stéphane Bullion

La Dame aux camélias de John Neumeier est un de ces ballets néo-classiques devenus presque mythiques avec le temps. Entré dans le répertoire de l’opéra de Paris en 2006, l’engouement pour sa narration élaborée et sa danse complexe mais présentées dans une scénographie limpide a conduit à sa troisième reprise et à une captation pour figer à jamais ce succès chorégraphique et populaire.
Il s'articule autour de trois actes dont chaque point d'orgue est un pas de deux plein de lyrisme et d'expressivité. Au-delà de la narration de l'histoire d'Alexandre Dumas fils même dans le ballet, ces trois pas de deux sont eux-mêmes des lieux où se développent les rapports entre personnages, capitaux dans la progression de l'histoire.

Agnès Letestu et Stéphane Bullion (Acte 1)

Une première période de cette série de 2008 a respiré au rythme de l’état du genou d’Hervé Moreau puis dans un deuxième temps, des capacités de Stéphane Bullion, désigné pour le remplacer auprès d’Agnès Letestu pour effectuer la captation, à s’adapter à une partenaire avec qui il n’avait jamais dansé trois jours avant la première prise de vue.

Stéphane Bullion (Acte 1)

En effet, cette reprise a débuté sur un coup de théâtre avec la blessure d’Hervé Moreau lors de la première et le remplacement dans les rôles des héros par Stéphane Bullion et Isabelle Ciaravola pour le troisième acte, un acte très technique au point de vue des portés qu’on n’a pas imposé à Stéphane Bullion de danser avec Agnès Letestu, mais avec sa partenaire désignée pour une unique représentation plus tard dans la série. Ce troisième acte d'anthologie a sans doute scellé le destin de Stéphane Bullion mais suspens et inquiétudes de tous ordres ont malgré tout jeté une ombre sur les diverses représentations, les autres partenariats aux diverses qualités n’ayant pas retenu l’attention de John Neumeier. Pourquoi ?

Agnès Letestu et Stéphane Bullion (Acte 1)

Quatre couples se sont donc lancés dans le challenge de ce ballet aux pas plutôt techniques sous une apparence très limpide, et surtout aux portés très récurrents qui réclament maîtrise technique et fluidité dans les partenariats. Les danseurs de l’opéra de Paris sont d’excellence, ce n’est donc pas sur ces qualités que la différence s’est faite, mais plutôt sur la qualité de jeu des danseurs. In fine, celui-ci a révélé que le choix de John Neumeier était sans doute le bon, même si Isabelle Ciaravola et Stéphane Bullion ont paru allier une fluidité et une ampleur dramaturgique d’une exceptionnelle qualité, mais l’Opéra étant ce qu’il est, c’eut été sans doute trop d’élire deux premiers danseurs dans les rôles titres pour la postérité.

Isabelle Ciaravola et Stéphane Bullion (Acte 1)

Stéphane Bullion est un danseur très réfléchi dans son jeu et toutes ses apparitions sont teintées de caractère. Il présente souvent des aspects des personnages bien à lui qui surprennent quelquefois, une manière de s’approprier les rôles comme s’il les vivait avec sa propre personnalité. De fait, son Armand est totalement à l’image de ce qu’on pouvait attendre. De plus, avec ses deux partenaires, il a abordé un personnage un peu différent, jeune homme instable et orgueilleux avec Agnès Letestu, plus dominateur avec Isabelle Ciaravola.

Stéphane Bullion (Acte 2)

La force de Stéphane Bullion tient également dans la mise en œuvre de ces qualités d’acteur, non seulement lors des parties non dansées, mais aussi un jeu très poussé lors des pas de deux et de son solo du deuxième acte. Il n’a pas l’évidente virtuosité de Mathieu Ganio, mais la richesse de ses rapports avec ses partenaires lors des échanges de regards ou de petits gestes est immense, la signification de sa gestuelle totalement en prise avec l’histoire. Ces qualités s’expriment dans le solo dit de la lettre, où fougue, vigueur, tristesse et désespoir s’exhalent dans des moments d’une force dramatique très prenante.

Stéphane Bullion (Acte2)


Stéphane Bullion a donc dû affronter les redoutables portés de John Neumeier avec Agnès Letestu, danseuse de haute taille, et même s’il est beaucoup plus à l’aise avec Isabelle Ciaravola, la profondeur qu’il apporte à la psychologie d’Armand a largement affecté à son personnage de jeune homme en émoi, la nervosité parfois remarquée, surtout lors de leur première représentation.

Agnès Letestu (Acte 3)

Agnès Letestu s’est un peu retrouvée dans le même cas de figure que Stéphane Bullion, l’expérience et la connaissance du rôle en plus, puisqu’elle avait dansé en 2006 avec Jiří Bubeníček et Hervé Moreau. Elle campe une Marguerite touchante et très intellectualisée, contrairement à Isabelle Ciaravola ou Clairemarie Osta. Cela s’accorde d’ailleurs assez bien avec l’Armand de Stéphane Bullion très intériorisé, au regard noir qui dit tout. Avec Roberto Bolle pour deux représentations, on a moins noté cette implication dramaturgique, face il est vrai à un Armand plutôt sec et peu nourri.

Agnès Letestu (Acte 3)

Avec Stéphane Bullion, la construction des rapports est très élaborée. C’est l’histoire des non dits, dans le moments heureux où il n’est pas besoin de parler, mais aussi dans les moments tragiques où chacun se renferment sur ses positions. Ses liens à Armand se nourrissent de sa position de supériorité, ici dans tous les sens du terme – connaissance de la vie parisienne, des aléas de l’amour, du regard de la société de sa maladie, et pour la danseuse, de sa grande taille qui la contraint à ne pas minauder mais à exprimer autrement ses tentations et ses hésitations.

Agnès Letestu et Stéphane Bullion (Acte 3)

Agnès Letestu aime et hésite avec tact et retenue et lorsqu’elle succombe, l’effet n’en est que plus spectaculaire. La forte personnalité de Stéphane Bullion efface un peu Isabelle Ciaravola qui a du mal à imposer cette figure altière qu’Agnès Letestu porte au plus au point. Clairemarie Osta et Delphine Moussin, toutes les deux très fines actrices, souffrent du faible potentiel dramatique de leurs Armand, Mathieu Ganio et Manuel Legris, alors qu’Eleonora Abbagnato en fait sans doute un peu trop aux côtés de Benjamin Pech, portant la représentation avec la distance d’une représentation théâtrale, et plus dans l’histoire d’amour poignante où nous plongent Stéphane Bullion et Agnès Letestu.

Stéphane Bullion (Acte 3)

John Neumeier a eu la remarquable idée d’insuffler à son ballet une touche à la fois de complexité mais aussi source de richesse, en introduisant un couple miroir aux deux héros, dont la destinée mesure la distance des deux personnages dans l’histoire. Avec Manon et Des Grieux, les héros de la représentation où Armand et Marguerite se sont rencontrés, on retient la justesse de Christophe Duquenne et la fraîcheur de Mathias Heymann, et l’on regrette le choix de José Martinez pour la captation, qui surjoue un peu trop le rôle et n'a pas su trouver l'équilibre entre le personnage de théâtre et celui du rêve, d’autant plus que sa partenaire Delphine Moussin évolue plutôt dans la finesse. Isabelle Ciaravola a également quant à elle campé une Manon pleine de sensibilité et d’un grand lyrisme...
Le même Christophe Duquenne dans le rôle de Gaston Rieux a fait preuve d’une simplicité sympathique absente de celui de Karl Paquette, un peu énervant aux côtés de Dorothée Gilbert dans le grand numéro du deuxième acte.

Agnès Letestu et Stéphane Bullion