mardi 2 février 2010

La Dame aux Camélias Première 2 février 2010



Marguerite : Agnès Letestu
Armand : Stéphane Bullion
Monsieur Duval : Michaël Denard
Prudence : Muriel Zusperreguy
Le Duc : Laurent Novis
Le Comte de N. : Simon Valastro
Manon Lescaut : Isabelle Ciaravola
Des Grieux : Christophe Duquenne
Olympia : Juliette Gernez
Gaston Rieux : Josua Hoffalt

Tâche à la fois facile et difficile pour Stéphane Bullion et Agnès Letestu de reprendre les rôles qu’ils ont gravés dans les mémoires de manière si spectaculaire en 2008.
Difficile car la captation de Thomas Grimm est désormais un point de référence et le jeu des acteurs y était très abouti et facile car les conditions dramatiques dans lequel l’enregistrement a eu lieu et le peu de répétitions qu’ils avaient eues ensemble leur laissait une marge d’évolution qui sans être infinie était variée. Il semblait logique que les deux danseurs qui n’avaient jamais dansé ensemble en 2008 avant ce film allaient mettre à profit ces deux dernières années de fréquentation assez régulière dans d’autres ballets.
Pour la Première de cette saison, ils ont choisi de se démarquer légèrement de ce qu’ils avaient présenté à la hâte en 2008 qui était plus le résultat plutôt réussi d’ailleurs d’une rencontre spontanée entre deux grands acteurs, mais avec des racines sans doute encore profondément ancrées dans les personnages qu’ils avaient dessinés, l’un avec Isabelle Ciaravola en Marguerite, l’autre avec Hervé Moreau en Armand. Or, on ne peut pas faire plus différent qu’Agnès et Isabelle, qu’Hervé et Stéphane.
Tabula rasa.

Acte 1

Oubliée la Marguerite, grave, cérébrale, retenue et infiniment triste de sa vie, qui s’offre comme à regret ou au moins a minima, un dernier petit luxe avant de mourir, un sucre d’orge qui s’avère n’être pas si doux que ça. Disparu l’Armand spontané mais figé sur ses principes, dur et impitoyable dans son jeu de séduction ancré dans la naïveté de sa jeunesse éclatante. La version 2010 accueille deux jeunes gens qui partent certes d’une position différente, elle la coqueluche parisienne, lui le beau gosse provincial un peu orgueilleux, mais qui se lancent d’entrée sur la même longueur d’onde. Choc de la rencontre, plaisir partagé dès le premier pas de deux. Agnès, sourire aux lèvres taquine à peine celui qu’elle sait vouloir et le lui montre. L’oeil brille, les mains s’effleurent, exercice de séduction mutuel, équilibre des tensions. Là où Armand dans l’inflexibilité de son impétuosité soumet en 2008, il partage et ouvre un personnage finalement plus amène, à la fois moins mystérieux mais pas moins tentateur. Si on avait l’impression que tout pouvait basculer ici en 2008, cela n’est plus le cas cette année, Armand se laisse aller à la séduction, là où avant il faisait plier. Si on perd un peu la notion d’alternative qui existe dans le choix de Marguerite très présent dans le livre où, même si elle est d’entrée sous le charme d’Armand, elle n’en laisse pas moins percevoir la possibilité d’y renoncer si lui non plus ne se soumet pas à ses volontés, on gagne en richesse du personnage qui apparaît plus ouvert et plus joyeux, comme les longs moments d’insouciance et de gaieté qui sont évoqués par Alexandre Dumas fils.

Acte 1

Marguerite est un peu plus ambiguë alors mais l’harmonie qui règne dans la danse des deux interprètes dans le premier pas de deux renforce ce sentiment d’amour inéluctable. Le personnage d’Armand apparaît moins hermétique, peut être aussi moins complexe, mais Stéphane Bullion fouille énormément les détails comme Agnès Letestu l’avait toujours fait. Son Armand est moins brut dans le premier acte, ce qui lui permet de faire ressortir avec fraîcheur cet atout dans l’évolution de son personnage jaloux au troisième. Il dresse un Armand en trois étapes bien distinctes qui rythment parfaitement le cours du ballet.

Des Grieux et Armand (Acte 1)
Cet aspect noir d’Armand n’apparaît au début que dans l’interaction avec Des Grieux et Manon où il laisse apercevoir le caractère de souffrances qu’il recèle au plus profond de lui. Ce pas de trois très harmonieux avec les interprètes idéaux de Des Grieux et Manon est donc un moment clé qui libère des indices sur la personnalité tourmentée d’Armand, qui permet de lire ses violences futures sous la lumière de l’engagement et de la sincérité de ses sentiments. C’est aussi dans le pendant féminin de cette rencontre avec les interprètes de Manon Lescaut qu’Agnès Letestu dresse son allure à la fois impérieuse mais vulnérable avec subtilité. Sa variation devant le couple de théâtre est très travaillée et montre bien que c’est là qu’elle décide qu’Armand vaut le coup et lui permet ce relâchement dans le pas de deux.
Acte 1

Le pas de deux de la séduction qui suit l’intermède dans son salon est du grand art du point de vue à la fois de la danse mais aussi de la dramaturgie. La danse du séducteur est d'abord précise et affirmée puis devient ample et majestueuse personnifiant la réussite de ses efforts. Dans les dix minutes du pas de deux, Stéphane Bullion exemplifie la timidité et les interrogations d'Armand, puis la certitude et la joie du succès au bout du chemin dans des mouvements qui parlent d'eux-mêmes. Agnès Letestu rayonne et maîtrise cet effort et émet des signaux auxquels il répond à la seconde. Admirablement construit autour de l’échange, tout est préparé et déterminé, il n’y a plus qu’à se glisser dans les pas, dans les portés, dans les attouchements. Stéphane Bullion est indéniablement plus à l’aise dans les manipulations ce qui libère également Agnès Letestu et leur permet de se livrer à l’expression des sentiments dans le plus infime détail. Il reste quand même des moments très forts où par exemple, une joue sur la jupe de Marguerite apporte à Stéphane Bullion plus de joie que ce camélia rouge dont il n’a alors de cesse qu’il ne devienne blanc.

Acte 1

Blanc, c’est donc la couleur du deuxième acte. C’est peut-être là qu’ils ont le moins bougé leur interprétation parce qu’outre ce pas de deux central particulièrement rude dans ses portés et austère dans sa composition lente, la consommation de l’amour s’y étale avec la même fraîcheur et la même joie, avant de déboucher sur les mêmes angoisses chez Marguerite et la même hargne chez Armand. C’est encore du couple parallèle, cette fois-ci Gaston et Prudence que naît l’alimentation d’une relation plus sereine. Cette évolution est d’autant plus marquante que Josua Hoffalt et Muriel Zusperreguy n’en font jamais trop comme c’était le cas de Dorothée Gilbert et Karl Paquette, se fondant dans l’ambiance doucereuse des joies de l’amour naissant.

Acte 2

Le pas de deux qui consomme officiellement la liaison après la rupture avec le duc est chargée d’émotion et d’une complicité totale que la plus grande fluidité des portés nourrit plus encore que dans le premier acte. La sensualité des contacts entre les deux danseurs fait frémir, lorsque dos à dos, leurs mains se rejoignent, lorsqu’ils échangent un premier regard, lorsque la tête Agnès Letestu repose sur l’épaule de Stéphane Bullion, à quelques centimètres de son visage épanoui d’amour. De la sérénité de la musique et des mouvements s’exhale toute une expression de sentiments dans les gestes et les attitudes qui se personnifient au final dans l’abandon de Marguerite dans les bras d’Armand, remarquable relâchement d’Agnès Letestu dans les airs.

Acte 2

Cette sérénité permet tout alors d’effectuer le contraste avec l’arrivée de Monsieur Duval le renoncement de Marguerite et la colère d’Armand. La deuxième partie de l’acte annonce en effet la noirceur de l’histoire, même s’il restait dans le pas de deux entre Michaël Denard et Agnès Letestu, un zeste de nostalgie parfois touchante, en particulier dans la fébrilité de Michaël Denard à porter Marguerite, une prise de conscience de la mesure du sacrifice qu’il demande. Cela le transforme du père intraitable en être humain touché et même touchant alors que c’est lui qui condamne l'union et donc le bonheur des deux héros. Cette touche d’humanité chez Monsieur Duval fait écho au roman où l’on apprend que celui-ci soutiendra Marguerite dans ses derniers jours.

Acte 2

Le point d’orgue de l’acte est néanmoins la variation de la lettre de rupture, où Stéphane Bullion transforme sa personnalité jusqu’alors forte mais avenante, en une explosion de hargne et de haine. Le jeune homme discret, presque timide du premier acte qui s’était ouvert au contact de Marguerite referme la coquille sur sa rancœur, le visage hermétique ne se contracte que pour exprimer la douleur. Ce solo très musical est un comme un feu d’artifice que Stéphane Bullion déclenche dans des mouvements d’une vitesse et d’une précision exceptionnelles, avec une férocité exprimant totalement son violent désespoir. Cette crise spectaculaire s’achève après une course à l’explication qu’il n’a pas besoin d’avoir, la vue de Marguerite avec un autre homme provoquant son évanouissement. C’est dans ce final surprenant qu’on décèle la personnalité d’Armand qui n’est pas un homme méchant, mais un homme blessé qui aime, un homme impétueux et puissant, ce qu’incarne totalement Stéphane Bullion dans ce solo.

Acte 3

Car oui, lorsqu’il rencontre Marguerite sur les Champs-Elysées au début du troisième acte, il l’aime encore et de l’agressivité d’Olympe paraît naître l’idée d’un complot pour la rendre jalouse. Juliette Gernez retrouve ici ce rôle qu’elle incarne avec une autorité et une exubérance particulière. Dans la forte personnalité d’Olympe, on voit non seulement la courtisane en vue mais aussi celle qui pourra tancer Marguerite et provoquer sa jalousie. Incidemment, Juliette Gernez paraît voler Armand à Marguerite, alors qu’Eve Grinsztajn en 2008 avançait une séduction plus subtile. A ces démonstrations emphatiques, Armand n’en montrera que plus de dégoût, après leur scène d’amour, que Neumeier ne conclut pas par un orgasme, par un repli sur lui-même. Stéphane Bullion dès lors est vraiment possédé et son interprétation du pas de deux des retrouvailles est complètement exaltée. Si l’apparition de Marguerite le surprend, il n’a pas encore analysé ses sentiments et se retrouve partagé entre le plaisir de la voir, la douceur avec laquelle il lui enlève son manteau dans lequel il plonge son visage de bonheur contredite immédiatement avec hargne dans laquelle il le jette par terre et semble la fuir. Mais le contact avec Marguerite est trop fort et la tension est ultime. Les retrouvailles sont lentes et très tendues, faites de moments où ils s’épient tour à tour, de très belles attitudes des deux danseurs se détournant l’un de l’autre puis cédant irréductiblement à l’attraction. Il y a alors un jeu très subtil entre Stéphane Bullion et Agnès Letestu car si Marguerite arrive soumise, elle doit faire céder Armand. Le pas de deux reflète cette hésitation du jeune homme, et s’il est plus serein qu’en 2008, c’est que Stéphane Bullion a intériorisé sa violence. On lit très bien sur le visage et dans les gestes de Stéphane, l’image de la souffrance et l’hésitation qui en découle, et le doute qui s’installe alors chez Agnès Letestu n’en est pas moins poignant. Le passage après la scène d’amour et les orgasmes est à cet égard magnifique de tension et le jeu des danseurs au paroxysme de la perfection.

Acte 3

Stéphane Bullion est d’une cruauté infinie dans sa décision finale très autoritaire d’exiger la soumission car il ne donne jamais l’impression que tout est arrangé mais qu’au contraire, Marguerite devra toujours faire ses preuves. Il était beaucoup plus ouvert en 2008 laissant une porte ouverte à l’interprétation de ses sentiments. Cette année, lorsqu’il lui tend la main pour la reddition, elle parait infiniment plus malheureuse. Mais cela reste toujours un pas de deux de la fureur, même si plus esthétisé dans la danse, il est plus noir dans l’expression des sentiments car malgré les retrouvailles, Stéphane Bullion exprime clairement son impossibilité d’oublier, le visage fermé, la mâchoire contractée pour signifier sa douleur.
Marguerite a peut-être perçu cela dans l’apparition tentatrice de la déchéance de Manon, une remarquable Isabelle Ciaravola qui exprime la perdition et l’échec de Manon et obsède Marguerite en l’entrainant loin d’Armand, alors que le très sensible Des Grieux de Christophe Duquenne laisse Armand dans ses doutes et sa peine.

Acte 3

Ce n’est donc pas un hasard si cette rage intérieure resurgit pleinement lors de la scène du bal où l’ivresse d’Armand laisse percer des sentiments d’amour fou et de jalousie au-delà du raisonnable. Juliette Gernez n’est d’ailleurs pas pour rien dans cette exacerbation des mouvements d’humeur et recevra son lot de violence en retour dans une claque retentissante d’Agnès Letestu et un rejet non moins violent de Stéphane Bullion à la fin de la scène. Dans ce bal, Stéphane Bullion dirige l’action de main de maître avec son ivresse très spontanée et toujours bien vue, très réaliste et exprimée dans la danse comme dans ses rapports aux gens. S’il termine avec cette scène son effort chorégraphique, il n’en demeure pas moins le spectre qui hante Marguerite en lisant son journal qui rapporte les derniers jours de celle-ci. C’est évidemment plus dans le moment pathétique où Marguerite croit reconnaître Armand au théâtre que dans ses écrits et ses échanges avec le couple Des Grieux-Manon qui sont ses seuls compagnons que le ballet prend sa tournure dramatique et poignante. L’émotion n’est plus uniquement sur scène mais dans la salle. La fin du ballet révèle une Agnès Letestu incroyablement nuancée et subtile dans sa dégradation physique alors que Stéphane Bullion, son journal à la main se liquéfie sur le côté de la scène.
Dans cette soirée Stéphane Bullion et Agnès Letestu ont exalté cette histoire d’amour en détaillant avec précision et glamour la complexité des relations humaines dans un cadre socialement difficile. En sublimant leur danse nourrie par un jeu tragique et complexe magnifiquement assumé, ils ont restitué cette passion tragique en en dressant des rapports tumultueux qui émeuvent. Un grand moment d'art dramatique, de danse et d’émotion.