vendredi 5 mars 2010

La Dame aux camélias



Stéphane Bullion - Michael Denard
Acte 1

Cette saison n’offrait pour cette reprise de La Dame aux camélias qu’une seule prise de rôle pour le couple principal, l’Armand de Karl Paquette mais quatre nouvelles paires se sont finalement produites sur scène. En effet, aux côtés de Stéphane Bullion et Agnès Letestu, les immortels du DVD, et Mathieu Ganio et Clairemarie Osta, seuls rescapés de la création à Paris, Isabelle Ciaravola (qui dansait avec Stéphane Bullion en 2008) accompagnait Karl Paquette alors que Delphine Moussin, ancienne partenaire de Manuel Legris (à présent à la retraite) trouvait un Armand en Benjamin Pech, lié jadis à Eléonora Abbagnato (en congé de l’opéra actuellement). Suite à la blessure malencontreuse d’Isabelle Ciaravola, Delphine Moussin a repris son rôle aux côtés de Karl Paquette. Aurélie Dupont, absente en 2008, retrouvait la scène aux côtés de Jiří Bubeníček du ballet de Dresde qui avait dansé en 2006 avec Agnès Letestu. Terrains conquis ou à conquérir ?

Mathieu Ganio & Clairemarie Osta
Acte 3

Peut-être au regard de ce que l’on attendait d’eux, Mathieu Ganio et Clairemarie Osta sont restés très en deçà cette année de l’intérêt qu’ils avaient suscité précédemment, notamment par le manque d’alchimie entre les deux protagonistes, comme si l’usure d’un couple se faisait ressentir chez les danseurs. Plus que l’impression de ne pas apporter de chaleur dans leur interprétation, c’est un nivellement des relations tant au point de vue gestuel que technique, et par conséquent des émotions dont la paire a souffert. Mathieu Ganio est un danseur aux lignes pures et à la danse très esthétique mais son Armand est pénalisé par un faible engagement dramatique qui annihile certains ressorts de l’action. Il danse souvent pour la perfection de ses lignes et non pas pour la crédibilité de l’histoire. Ses émois sont parfois stéréotypés et grossiers avec peu de variations et délivrent un Armand un peu trop convenu, dans l’amour comme dans la détresse. A cet égard, le solo de la lettre au deuxième acte est d’une épure stylistique qui n’a d’égale que la déconnection avec l’histoire. Pas de rage dans les mouvements ni de fureur dans les regards, une variation comme une autre sans signification, alors qu’elle est le tournant de l’action. L’échange est absent au niveau de la danse également. Ses rapports avec sa partenaire dans les pas de deux s’en trouvent particulièrement affectés, et ceci d’autant plus que les portés ne sont pas aussi fluides que l’on pourrait s’y attendre.

Mathieu Ganio & Clairemarie Osta
Acte 2


Clairemarie Osta est bien plus impliquée dans son personnage mais elle paraît souvent seule sur scène et tourne quelque peu en rond. Laissée seule à la construction de l’histoire, tout au long du ballet, elle manque de nuances dans son jeu et la progression de la psychologie de son personnage est peu visible dans sa danse. Elle paraît souvent effacée et sans relief face à son partenaire peu démonstratif. Sa Marguerite semble souvent s’ennuyer et par conséquent, ennuie le public également.

Karl Paquette Isabelle Ciaravola & Adrien Bodet
Acte 1

L’ennui, c’est assurément ce qu’on ne peut pas reprocher à Isabelle Ciaravola, merveilleuse Marguerite, piquante, vive et dramatique à souhait. Isabelle Ciaravola est resplendissante dans la seule représentation qu’elle a pu mener dans le rôle de Marguerite. Une danse parfaite de légèreté et d’émotion avec Armand, de véhémence et de souffrance avec Monsieur Duval, de lutte émouvante avec Manon. Tout dans la Marguerite d’Isabelle Ciaravola se concrétise dans le jeu et par la danse. Elle exacerbe la joie de vivre et la passion dans le premier acte et le début du second dans un style mordant qui dépeint la courtisane rayonnante, elle révèle un personnage plus introverti et réflexif dans la fin du ballet avec une danse délicate et très travaillée. La construction du personnage est très bien développée, l’évocation de ses doutes face au duo Des Grieux/Manon au premier acte pondérant son attirance pour Armand qui se retrouve dans le pas de deux du premier acte et son affrontement avec la Manon d’Eve Grinsztajn. Mais c’est peut-être la détresse qu’elle exhale dans son pas de deux avec Monsieur Duval qui montre le mieux son implication dans l’histoire.

Florian Magnenet, Isabelle Ciaravola & Eve Grinsztajn
Acte 3

Malheureusement, Karl Paquette en Armand rivalise avec Mathieu Ganio dans le vide abyssal de son interprétation. Encore, Mathieu Ganio fait montre d’une danse élégante pour le confort des yeux et d'élans parfois touchants, alors que Karl Paquette, trop préoccupé par le défi technique, est d’une platitude absolue dans tout ce qu’il fait au mieux, au pire il reproduit des gestes stéréotypés de prince de ballet qui n’ont pas lieu d’être dans La Dame aux Camélias. Comme on avait déjà pu le constater dans la Troisième Symphonie de Gustav Mahler, il ne semble pas être très à l’aise dans les chorégraphies de John Neumeier. Avec Delphine Moussin, mais on lui accorde ici le crédit du manque de répétitions, il est maladroit dans les pas de deux, notamment celui de la campagne, et dans le jeu, en particulier dans le bal où il ne fait montre d’aucun sentiment, laissant Delphine Moussin se débattre pour montrer qu’il est en colère.

Stéphane Bullion
Acte 2

Le personnage d’Armand est un rôle en or pour les danseurs masculins car c'est un véritable emploi d'interprète ce que n'offre guère les ballets classiques où ils sont souvent les accompagnateurs de ballerines qu'on ne regarde pas vraiment. L'intrigue de la Dame aux Camélias repose sur la nature de l'échange mais surtout la qualité de l'interprétation. Armand, séducteur et vengeur est la clé de la réussite. Jiří Bubeníček, Stéphane Bullion et Benjamin Pech avec des ressources diverses selon leur style, l’ont bien compris, donnant une tournure différente à l’ensemble du ballet par leur forte personnalité pour le premier, par leur profonde implication dramatique pour les deux autres.

Delphine Moussin & Benjamin Pech
Acte 2

Benjamin Pech dresse un Armand très singulier, homme sûr de lui, dans la séduction comme dans le bonheur et dans la vengeance. Un caractère fort qui fonce sur Delphine Moussin comme si cela tombait sous le sens et qui se livre au plaisir avec assurance dès son amour certain, alors même qu’il ne semble guère douter. Son Armand est plutôt prétentieux au début mais son amour exacerbé pour Marguerite dans le second acte relativise le caractère presque odieux du personnage sûr de lui qu’il avait d’abord dressé. Si sa variation de la lettre est un peu décevante en raison d’une danse un peu étriquée, il affirme cependant ici aussi dans le jeu, une fureur rentrée qu’il va libérer dans l’acte suivant de manière très froide mais efficace. Son Armand est alors une peste sans nom qui rumine une vengeance avec un défi permanent face aux autres personnages, son Olympia (une Laure Muret avec qui il affiche une belle complicité), Gaston et bien entendu Marguerite.

Isabelle Ciaravola, Mathias Heymann & Delphine Moussin
Acte 3

Delphine Moussin est à ses côtés plus femme fatale et victime que courtisane flamboyante, mais sa Marguerite délicate et profonde règne sur la scène d’une manière différente. Une certaine faiblesse technique la prive à plusieurs moments d'injecter à travers sa danse une certaine légèreté souveraine, comme dans le pas de deux de la campagne, ou incisive dans le premier acte et dans la confrontation avec Monsieur Duval, mais elle compose un personnage progressivement très intéressant. Si elle se laisse dominer par Armand, elle sait se rebeller et provoquer l’émotion face au père de celui-ci. Cet affrontement lui permet de nuancer son jeu dans sa danse et lancer la fin du ballet dans une atmosphère de souffrance et d’abnégation qui en fait la Marguerite la plus touchante de cette saison.

Jiří Bubeníček & Aurélie Dupont
Acte 3

L’abnégation n’est certainement pas un mot faisant partie du vocabulaire d’Aurélie Dupont qui n’est décidemment pas faite pour ces rôles où la technique doit s’effacer devant la narration, la danse doit refléter des nuances dans les attitudes, les sentiments et les émotions, ici la fragilité et la maladie, l’amour et la passion. Elle ne sait danser que la splendeur et la domination faisant fi de l’histoire. Son attitude pleine de lyrisme dans la variation du premier acte devant Des Grieux et Manon à un moment où Marguerite doit être saisie de doutes lance bien mal le ballet. Son personnage de grande bourgeoise plutôt que de fine courtisane n’a aucune nuance, du début à la fin. Quelques toussotements évoquent vaguement sa maladie mais elle respire plutôt la santé et la supériorité, défiant Armand et martyrisant presque Monsieur Duval dans le pas de deux du deuxième acte qu’elle est la seule à rater complètement dans un numéro de virtuosité très mal venu alors qu’il doit évoquer sacrifice et souffrance et qui n'introduit pas du tout la suite de l'histoire.

Jiří Bubeníček
Acte 2

Si la représentation ne sombre pas, c’est grâce à son partenaire qui livre avec une grande efficacité un Armand bout en train et jovial au début, puis excessivement froid dans sa colère mais pétri de remords à la fin. On sent une grande maîtrise de la scène chez Jiří Bubeníček, une sorte de jouissance de la danse qui convient plus à son personnage qu’à celui de Marguerite. Sa danse un peu exotique du point de vue du style est beaucoup moins soignée que celle de ses collègues parisiens mais il sait utiliser sa puissance pour faire passer des idées. Il laisse cependant percer un professionnalisme qui prend parfois le pas sur le sens et l’émotion que doivent générer le ballet mais il arrive à dresser une évolution du personnage qui ne laisse pas indifférent, même si un peu simpliste. L’association avec Aurélie Dupont n’est pas des plus heureuses car le duo semble plus rivaliser dans le show off surfait que s’associer pour raconter une histoire et donne l'impression d'un constant surrégime difficile à supporter à la longue. Même si on peut justifier par un éloignement géographique l’entente peu adéquate dont ils ont font montre sur le principe, mais aussi techniquement dans les pas de deux, on ne peut que regretter que tant de talent ne tourne à vide dans ce ballet.

Stéphane Bullion & Agnès Letestu
Acte 2

Ce qui fait la force de la distribution formée de Stéphane Bullion et Agnès Letestu, c’est cet engagement commun qui s’harmonise parfaitement dans une narration au principe même de La Dame aux Camélias. Les deux danseurs évoluent dans le même paradigme. Cette primauté de l’interprétation est inhérente à leur personnalité plutôt réfléchie et discrète mais cette année, le polissage de leur partenariat les fait monter d’un cran dans le raffinement et l’émotion, mais aussi dans le lyrisme de leurs confrontations.

Stéphane Bullion & Agnès Letestu
Acte 3

Stéphane Bullion se laisse aller dans sa danse et dans les portés à des expressions subtiles et toujours très significatives de son Armand introverti et ténébreux, rongés intérieurement par les sentiments, en somme incroyablement romantique. Il révèle des relâchements émotionnels qui dégagent parfois une sensualité absolue dans les pas de deux ou une violence incroyable lorsqu'il laisse place à sa fureur dans la variation de la lettre ou dans la scène du bal lorsqu’il danse avec Marguerite. Il respire les émois d’Armand avec un incroyable naturel à travers sa danse. Agnès Letestu est une Marguerite entourée d’une aura dans les périodes de joie soutenue par une danse acide et mordante. Puis elle se replie sur elle-même au fur et à mesure de son déclin avec une variété d’expressions dans les gestes comme dans les regards. Elle témoigne avec tact et finesse de ses sentiments qu’ils soient amoureux ou désespérés, elle restitue le profil d’une femme simple mais travaillée par le doute et la maladie.

Stéphane Bullion & Agnès Letestu
Acte 3

Par la qualité de leur jeu et de leur danse, ils arrivent à dérouler l’histoire dans une limpidité qui comporte toutes les recettes de l’argument théâtral, le jeu de la séduction, l’érotisme de l’amour serein et la sexualité de l’amour qui doute, enfin le drame qui termine en apothéose le ballet. Ensemble ou séparément, ils n’oublient jamais le fil conducteur de cette histoire dans laquelle ils semblent avoir trouvé le paroxysme de leur art.

Stéphane Bullion & Agnès Letestu
Acte 3

Des paires nouvelles également chez le couple Des Grieux/Manon même si Isabelle Ciaravola et Christophe Duquenne restent inaccessibles dans le domaine de l’émotion, du lyrisme et de la qualité de leur interprétation. Christophe Duquenne sait en particulier conférer toute la tristesse de Des Grieux au premier acte et tout son désespoir au second dans la tragédie de la mort de Manon mais aussi dans le pas de trois avec Marguerite. Isabelle Ciaravola donne à Manon sa belle assurance et son implication totale dans le personnage. Elle en fait une redoutable séductrice puis tentatrice dans l’affrontement avec Marguerite.

Isabelle Ciaravola & Christophe Duquenne
Acte 1

Eve Grinsztajn a paru très à l’aise quant à elle dans la troisième partie du ballet, Manon perdue et magnifique de tragédie que ce soit avec Christophe Duquenne ou Florian Magnenet. Ludmila Pagliero est une Manon plus dure et plus introvertie. Elle dresse une vision d’une Manon peu généreuse et égocentrique qui s’accorde mieux avec le Des Grieux de Jérémie Bélingard qu’avec celui Mathias Heymann et qui rivalise mieux avec Agnès Letestu qu’avec Clairemarie Osta qu’elle écrase un peu.

Christophe Duquenne & Eve Grinsztajn
Acte 3

Mathias Heymann est admirable dans sa danse mais semble en retrait dans l’interprétation, avec un manque de lyrisme dans le dernier acte qui réduit un peu l’effet de la confrontation des couples Des Grieux/Manon–Armand/Marguerite. Florian Magnenet, partenaire d’Eve Grinsztajn évolue dans le même registre que celle-ci, plutôt effacé et esthétique au premier acte, poétique au dernier et cette harmonie confère au duo une véritable figure miroir au couple principal comme le font Isabelle Ciaravola et Christophe Duquenne.

Josua Hoffalt & Muriel Zusperreguy
Acte 3

Chez le couple fanfaron Gaston/Prudence, Mélanie Hurel et Muriel Zusperreguy communiquent sur scène une aisance et un plaisir évident. Là encore, Christophe Duquenne mais aussi Josua Hoffalt sont des partenaires qui jouent dans le même registre et qui enlèvent la partie de campagne avec maestria. Nicolas Paul qui reprenait le rôle s’affirme moins cette année, tout comme Vincent Chaillet qui paraît encore un peu timide dans l’exubérance requise.

Christophe Duquenne & Mélanie Hurel
Acte 3

Deux Olympia imposent cette année un caractère fort et flamboyant, la sensuelle et volcanique Juliette Gernez qui challenge parfaitement le couple Stéphane Bullion/Agnès Letestu et Mathilde Froustey qui irradie d’un piquant acidulé dans son personnage de coquette et de garce. Leurs Olympia se distinguent dès le premier acte par des personnalités clairement démonstratives dans les scènes de groupe et au cours de la partie de campagne, et elles personnalisent parfaitement le rôle clé qu'Olympia joue dans les rapports entre Armand et Marguerite au troisième acte.

Stéphane Bullion & Juliette Gernez
Acte 3

On ne saurait refermer le chapitre des rôles annexes sans mentionner les charmants Comtes de N., personnage ingrat qu'Adrien Bodet et Simon Valastro ont brillamment joué chaque soir au détour d'une retentissante claque au premier acte, d'un moment de compassion sur les Champs-Elysées ou dans la scène du bal.
De même on n'oublie pas le "Père Duval" incarné tour à tour par Michaël Denard, dont c'était les adieux à la scène le 25 février ou Andreï Klemm, dont la présence tout au long du ballet, comme interlocuteur d'Armand, ou dans le pas de deux décisif du deuxième acte, confère une force particulière à cette figure sombre de la vie des héros.

Simon Valastro
Acte 1

La Dame aux camélias
, avec sa narration très forte resserrée autour du couple principal, ne néglige pas pour autant le corps de ballet qui trouve de multiples scènes de groupes parfois un peu restreints, mais néanmoins essentiels à la scénographie. La construction du ballet autour des trois pas de deux trouve en effet dans les bals et la partie de campagne, une manière élégante d'accompagner une histoire que conduisent les deux protagonistes principaux. Même s'il est souvent en action en parallèle, ce qui peut phagocyter l'attention, John Neumeier a conçu un raffinement extrême dans les détails qui fournit à Armand et Marguerite, un écrin de grand luxe pour briller.

La partie de campagne
Julien Meyzindi, Nicolas Paul, Stéphane Bullion, Mathilde Froustey, Josua Hoffalt & Muriel Zusperreguy
Acte 2

Avec cette quatrième reprise, un cycle s’achève, des images fugaces enluminent les esprits, des joies, des regards, des gestes, d’autres resteront gravés à jamais, des moments intenses d’émotion et de jouissance pure provoqués par l’accomplissement de l’art. La Dame aux Camélias est un ballet très simple sur une histoire très simple mais magnifiée par certains interprètes, elle laisse une impression de richesse chorégraphique, musicale et émotionnelle.

Stéphane Bullion
Fin