samedi 10 juillet 2010

Kaguyahime



 Alice Renavand

En faisant entrer Kaguyahime avec une scénographie légèrement modifiée dans son répertoire, le ballet de l’Opéra de Paris s’ouvrait pour la fin de la saison une porte vers un nouvel exotisme du mouvement. Transporté dans un Japon de légendes, le spectateur oscille entre le décalage visuel d’une Kaguya éthérée, princesse lune aux sinuosités lentes et précises, le monde paysan chatoyant, dynamique, qui l’accueille, le monde citadin où souffle précipitation et violence, et la Cour de l’empereur, lente et majestueuse, empesée et dominatrice.

Prétendant
Stéphane Bullion


Kaguyahime est un spectacle total où la musique prend souvent le pas sur la chorégraphie. Jiří Kylián  confie volontiers que l’idée du ballet lui vient de Maki Ishii, le compositeur et cela se voit. La chorégraphie est souvent drainée par les sonorités surpuissantes, les percussions se dressant comme maîtres de la scène, au propre comme parfois au figuré. Elle mixe aussi des sons traditionnels des joueurs de Gagaku, emblèmes de la princesse et de la Cour, du raffinement des mouvements de Kaguya à ceux de l’empereur dont la noirceur inquiétante, mais somme toute bienveillante, n’a d’égale que le doré de ses richesses, et les sonorités des tambours de Kodo qui rythment les évolutions exacerbées des villageois et des citadins. Un être à part, la princesse, évolue dans le souffle discret des sons graciles et épurés, alors que le monde terrestre prend plein pied dans le vacarme de la vie, ou de la singularité, le Mikado, Dieu vivant reliant les deux mondes.

Le Mikado
Stéphane Bullion

Le conte de l’enfant lunaire trouvé dans un bambou par un paysan qui l’élève et fait éclore la princesse de la Lune désirée par tous expose une philosophie de l’envie et de la possession à travers une violence physique ou morale à laquelle s’oppose un détachement, un repli intérieur. De son costume moulant qui la distingue, elle tire des mouvements non moins spécifiques et énigmatiques qui contrastent avec les autres danseurs et son chignon perlé qui dessine un visage sophistiqué s’oppose aux cheveux longs ou volants des paysannes.

  Agnès Letestu

Au delà de cette mise en condition, les lumières qui mettent en exergue les évolutions de Kaguya sont toujours ambiguës et ne livrent pas forcément des clés. Elles soulignent largement les équilibres d’un être de passage alors que  la gestuelle du haut du corps introduit le déplacement.
La Princesse est décalée dans sa danse comme dans son apparence et les seuls moments où elle semble goûter aux joies de ce monde, pendant la célébration d’une fête paysanne, sont brefs. Elle y est d’ailleurs plus spectatrice que participante. Comme étrange étrangère.


Alice Renavand


Alice Renavand en fait un mystère, une sorte de masque imperturbable qui communique ses états d’âme par son corps, sinueux, serein, violent ou circonspect ; Marie-Agnès Gillot en souffrance dès son apparition dans les bambous traverse le ballet un peu mécaniquement ; Agnès Letestu est la plus "autre", parlant souvent uniquement avec son regard perçant qui seul dévoile un peu sa position incongrue dans ce monde. Le visage est fermé et les éclats de lumière dévoilent ce qu’il reste lorsque les émotions ont disparu.

 Agnès Letestu

La naissance tranquille de la légende sur son piédestal dans une demi-pénombre laisse les prétendants se vêtir pour leur exercice de conquête. C'est à la fois une ambiance, une entrée dans un monde, mais aussi une indication d'une gestuelle millimétrée, lente et réfléchie à l'extrême.

La préparation
Stéphane Bullion

Ces prétendants sympathiquement démonstratifs expriment en vain leur amour, en théorie s’appliquent à réaliser les défis imposés pour séduire la princesse, aux villageois simplement souriants, un environnement se construit autour de l’histoire. Les danseurs de la compagnie se succèdent presque anonymement dans ces rôles participatifs qui ne mettent en exergue qu’un style de danse énigmatique et envoûtant. Chacun cependant se personnifie dans une gestuelle qui lui est propre qui évolue dans le crescendo de la musique qui  consacre le dernier refus de Kaguya, et ouvre vers le monde des villageois.

Prétendant
Nicolas Paul


Tout se finirait semble-t-il joyeusement si les noirs citadins dans une démonstration de force ne venaient perturber la fête, rivalité technique et parfois acrobatique, le challenge est tout autre que la séduction de la princesse. Sauts et puissance, vitesse et souplesse, tous les moyens sont bons pour prouver sa supériorité. Rivalité de virtuosités chez les danseurs. Les citadins agressifs surgissent sur scène alors que les villageois subtils du début se transforment en véritables tigres pour défendre leur protégée. Les tambours se déchaînent et emmènent cette démonstration au paroxysme de l'énergie en jouant eux-mêmes sur scène dans des halos de lumières qui finissent stroboscopiques.

Le combat
Stéphane Bullion
 
Au chaos ultime qui vient de se vivre, l'atmosphère sereine de la Cour se distingue. Mais la présence magique de l’Empereur ne modifie pas le destin de Kaguya qui est de repartir sur la Lune. Deux hommes accompagnent l'empereur pour tenter l'ultime séduction. Une chorégraphie à nouveau très différente de ce qui caractérisait les autres moments. Comme Kaguya, l'empereur possède une gestuelle précise qui le contient dans le hiératisme de sa fonction. Avec ses aides, il tente de s'imposer par le regard et dans une série de glissés plutôt que de portés. Un rôle effacé sur le plan de la danse mais capital du point de vue de la théâtralité, lui aussi en forme de rappel de la tradition japonaise et particulièrement magnifié par Stéphane Bullion.

Le Mikado et Kaguya
Stéphane Bullion - Marie-Agnès Gillot

Instant de grâce surréelle, Kaguya hésite, se confronte au choix de l’attraction terrestre mais à l’appel de la lune, quitte l’empereur et son monde de contraintes.

Le pessimisme du thème du ballet qui  chemine entre moments d’intensité et de recueillement se révèle une expérience très positive pour la réflexion dans la perspective de la pause estivale qui suit cette dernière œuvre de la saison. Elle  laisse en tout cas un énorme sentiment de plaisir, sur scène où les danseurs les plus contemporanéistes de la compagnie se succèdent et parfois alternent dans des rôles aux accents anonymes. Ceux-ci sont pourtant tous d'un niveau de technicité et les danseurs les incarnent à merveille sans que la hiérarchie dévolue dans la compagnie n'ait d'emprise sur leur visibilité tant  Kaguyahime est un ballet de groupe.


Les joueurs de Gagaku
Les joueurs de Kodo et de l'ensemble invité, les danseurs de l'Opéra de Paris


Merci à tous, à ces musiciens enthousiasmants, et à tous ces danseurs de l'Opéra de Paris de nous offrir une si belle conclusion à cette magnifique saison de ballet.