lundi 2 août 2010

Incidence chorégraphique à Tel Aviv 30-31 juillet 2010


Incidence Chorégraphique en Israël, Suzanne Dellal Centre, Tel Aviv

Incidence
Chorégraphie - Bruno Bouché
Musique - Astor Piazzola (Michelangelo 70)
Avec Bruno Bouché, Aurélien Houette et Pauline Verdusen

Souvenirs pour demain
Chorégraphie - José Martinez et Arantxa Sagardoy
Musique - Dalva de Oliveira, Arvo Pärt
Interview - Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud
Avec José Martinez et Arantxa Sagardoy
Création : Première

Gesualdo
Chorégraphie - Nicolas Paul
Musique - Don Carlo Gesualdo (Tenebrae Responsories pour le jeudi saint : Lectio I / Tristis est anima mea / Benedictus / Christus factus est - Quarto libro di Madrigali : Io tocero / Invan dunque)
Avec Stéphane Bullion, Alexandre Carniato, Adrien Couvez, Erwan Leroux et Pauline Verdusen

Akathisie
Chorégraphie - Nicolas Paul
Musique- Johann Sebastian Bach (sonate n°1 pour violon et clavecin BWV 1014 en si mineur, adagio)
Avec Stéphane Bullion

Bless –ainsi soit-il
Chorégraphie - Bruno Bouché
Musique - Johann Sebastian Bach (Chaconne en ré mineur pour piano (Busoni), arr. de Violin Partita n°2 BWV 1004)
Avec  Aurélien Houette et Erwan Leroux

Aunis
Chorégraphie -  Jacques Garnier
Musique traditionnelle de Bretagne
Avec Bruno Bouché, Alexandre Carniato et Adrien Couvez


Après une première visite au Suzanne Dellal centre de danse de Tel Aviv en 2009, Bruno Bouché avait concocté pour les danseurs de l’Opéra de Paris et Arantxa Sagardoy, un programme sélectif illustrant un certain côté intellectuel et réflexif, en pratique parfois mais aussi en théorie. Dans une optique contemporaine, il mettait ainsi en relief plusieurs œuvres marquantes des créateurs de son groupe multiforme Incidence chorégraphique.

Bruno Bouché - Pauline Verdusen-Aurélien Houette
Incidence de Bruno Bouché est une œuvre pour trois danseurs dont les rapports se complexifient progressivement, Bruno Bouché et Aurélien Houette se défiant d’abord de Pauline Verdusen pour la rejoindre tour à tour ou de concert, une valse paradoxale évoquant parfois l’hésitation, parfois la rupture et l’exacerbation des sentiments. La pièce qui démarre dans le silence sur la danseuse esseulée essuyant les regards attentifs de ses compagnons scrutateurs, déborde de vitalité dans les sonorités volcaniques d’Astor Piazzola, le mouvement emporte les trois danseurs dans des jeux de rôles très marqués. Les appariements hésitent, la danse s’emballe au rythme des envolées du bandonéon, on court, on se regarde, ou pas, les sentiments et les corps se déchirent. 
Pour faire vivre ses personnages, Bruno Bouché affectionne les ruptures entre le haut et le bas du corps et il est toujours très intéressant de voir comment celles-ci vont s’interpréter dans la musique et en ce sens, Incidence préfigure Bless ainsi soit-il présenté dans la deuxième partie de ces soirées.

José Martinez et Arantxa Sagardoy offraient ensuite à Tel-Aviv  leur dernière création. Difficile d’accès, Souvenirs pour demain, évoque les deux grands artistes, Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud. Alors que leurs voix s’élèvent dans la salle, les deux chorégraphes en miroir sur scène campent le célèbre duo, leur rapport au théâtre et au métier, autour d’une mini scène installée comme plateau de cinéma par Aurélien Houette et Erwan Leroux. Ainsi, le rapport aux projecteurs, on and off, se présente comme le centre du discours.
Ce retour sur la raison de vivre de Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, récit de l'acteur metteur en scène a priori très personnel, prend forme dans un assemblage de musiques et de propos qui ponctue la pièce et le rythme constamment interrompu par ses remises à plat déconcerte parfois. Plus que la volcanique Arantxa Sagardoy virevoltant autour de son compagnon aux allures parfois timides et touchantes qui rappellent bien l'acteur, on retient un solo étonnant de virtuosité de José Martinez. La danseuse, absente sur scène le second jour, laisse d’ailleurs la part belle à son partenaire qui dialogue alors avec sa robe de manière incongrue et mystérieuse. Si l’on perd alors un intéressant passage vu la veille avec des portés originaux sur la chaise, on gagne en linéarité dans le propos, et une certaine nostalgie suggérée par la musique d’Arvo Pärt pénètre très mélancoliquement dans les esprits.

Arantxa Sagardoy - José Martinez

A l’inverse des deux moments précédents, Gesualdo, lancé dans la même sérénité d’un silence absolu par Pauline Verdusen, possède un scénario dramatique en filigrane. Ici, la progression du propos s’accompagne d’un commentaire chorégraphique à la fois subtile et très serré et d’une musique unie, une œuvre en somme très aboutie.
Illustration éthérée de la vie énigmatique de Carlo Gesualdo, l’œuvre de Nicolas Paul se dessine autour d’évocations obscures  des agissements spectaculaires d’un homme déchiré de l’intérieur aux pensées secrètes et aux actes surprenants. Le ballet s’appuie avec force sur la musique mystique du scandaleux compositeur et ne sombre pas dans le cliché en montrant une quelconque sauvagerie ou un comble de raffinement qui seraient les symboles antithétiques de la vie de Gesualdo. Ici, la violence de l’homme est uniquement exprimée par ses rapports rugueux avec les trois figures, Alexandre Carniato, Adrien Couvez et Erwan Leroux, images des flagellants de sa propre vie, dont on ne sait à quel titre ils participèrent au meurtre et aux plaisirs mystiques ou/et charnels de Gesualdo, et des regards parfois glaçants et par conséquent mortels dont Stéphane Bullion a le secret, vers la femme ou vers le destin. Pauline Verdusen, martiale, se dresse sur la gauche de la scène dans son masque mortuaire comme une opposition verticale à l’horizontalité de la chorégraphie des autres personnages, souvent très près du sol et d’où seuls les sauts et évolutions aériennes de Stéphane Bullion jaillissent comme de nulle part. Les bruits de corps qui percent les notes christiques, Gesualdo presque en croix, mais pas tout à fait justement, cassé… la souffrance et la violence peuvent être tout aussi internes qu’externes. 

Stéphane Bullion
L’œuvre en elle-même est d’abord une ambiance, on pourrait dire ici "cathédrale", instaurée visuellement par une pénombre et des jeux de lumière, et chorégraphiquement par Pauline Verdusen qui se meut en plein désarroi dans un lourd silence, puis son immobilité cadavérique qui donne à la scène une gravité parfaite ; c’est aussi la musique vocale qui s’élève par la suite, d’abord une lecture vespérale puis des madrigaux délicatement poétiques, qui se posent comme une injonction à la réflexion, les éclairages jouant avec les personnages et leur fonction dans l’espace et dans l’histoire. Nicolas Paul a  principalement choisi l’œuvre religieuse de Gesualdo n’introduisant que des madrigaux plutôt sombres qui n’altèrent pas l’ambiance mortuaire qui règne sur scène magnifiée par des mouvements que Stéphane Bullion parvient à colorer de mystique, musique et action se joignant dans la tentative de rédemption.
De la démonstration de son épouse, mystérieuse dans son silence mais aussi étrangère à la vie de Don Carlo, l’évocation du meurtre se fait symboliquement dans le recueillement, les pieds en terre, des pétales de rose qui relient les époux et les situent dans leurs relations et les événements. Deux silhouettes qui ne se regardent pas et qui dans des mouvements minimalistes scrutent le sol, misère de l’intimité… 

Stéphane Bullion
L’écriture chorégraphique est méticuleuse ; elle atteint un paroxysme dans l’intensité ultime d’un solo de Stéphane Bullion qui intervient après un passage très original où Alexandre Carniato, Adrien Couvez et Erwan Leroux envoûtent l’atmosphère dans des ensembles synchrones particulièrement saisissants de jeux avec la lumière et des seaux cathartiques. Les trois danseurs dessinent alors des lignes, des poses, des harmonies de bras et de jambes, des déplacements sur scène majestueux, spontanés ou réfléchis, lents ou brusques…
Le Gesualdo de Stéphane Bullion est puissant non seulement dans sa danse mais dans son emprise de la scène. Avec une incroyable profondeur dramatique  il s’exprime tout en nuances, sculpte son propos avec son corps.  La solitude du prince qui effeuille une rose transposant  métaphoriquement ses regrets sur la tombe de son épouse est d’emblée prenante et intrigante, elle séduit et captive. Une fois que ses comparses lui ont enlevé son pourpoint, il se lance dans un long solo magnifique de souplesse, de mystère. Il regarde la femme fixement, les yeux évoquant toutes les pensées de l’homme, la menace, la détermination, la terreur puis la détresse et la perdition. Un condensé de vie. Alliant vitesse et précision, Stéphane Bullion se déploie sur scène comme un fauve et fascine, alors que ses arrêts brusques, ses sauts hallucinants de virtuosité mais aussi de violence dans les bras de ses trois compères, évoquent les mortifications que le compositeur s’infligeait et qui se nourrissent de la musique austère du prince italien.
L’œuvre de Nicolas Paul est un bijou d’orfèvre où tout s’emboîte à la perfection pour restituer une magie visuelle fascinante. En vingt-cinq minutes, le chorégraphe réussit la plus parfaite des évocations narratives en s’appuyant sur cette musique dont les accents religieux ont peut-être saisi la salle au début mais dont la fin torturée et mystique enlève une inconditionnelle adhésion. 

Stéphane Bullion

Pour rester dans le style et le ton, c’est Stéphane Bullion qui ouvrait la deuxième partie de la soirée par Akathisie du même chorégraphe. Dans cette œuvre courte, tous les accents de la musique du mouvement du style Nicolas Paul sont présents. Créée en 2003 pour Incidence chorégraphique, Akathisie est une des perles du répertoire de Stéphane Bullion. Parce que très courte, plus encore que Gesualdo, elle concentre toutes les caractéristiques brillantes du travail chorégraphique de Nicolas Paul, fait d’imagination, dans le thème, dans les mouvements, et dans la composition d’une subtilité remarquable. Sur une sonate de Jean-Sébastien Bach, Stéphane Bullion déroule progressivement l’angoisse du mouvement perpétuel et restitue l’incontrôlé avec une étonnante précision, une inquiétante allure et une profonde introversion. 
Comme dans Gesualdo, la gestion de l’espace et son rapport avec la lumière est finement conçue, elle est d’autant plus remarquée que la pièce est courte. Les incursions du corps oblongue de Stéphane Bullion dans les raies de lumières qui naissent sur scène, ses arrêts brusques et marquants dans un halo sombre, ce saut brutal comme un paroxysme de l’expression d’une énergie non régulable, les bruits du corps sur scène qui prennent part au propos au même titre que la musique ou les mouvements. Un moment intense qui déstabilise et nourrit à la fois.

Stéphane Bullion

Bless ainsi soit-il prolonge cette ambiance grave sur une chaconne du même Jean-Sébastien Bach très judicieusement choisie pour le thème biblique abordé. Ici, Bruno Bouché montre encore des rapports passionnés et ambigus, cette fois entre deux hommes, symboles du mythe de Jacob et de l'ange. Les relations à deux ne paraissent alors pas plus simples que celles à trois dans Incidence. On retrouve également dans cette pièce, les caractéristiques principales de l’œuvre du chorégraphe qui s’appuie sur un haut du corps très expressif avec des bras très volontaires souvent emphatiques. Contrairement à la danse finement aiguisée presque introvertie de Nicolas Paul, celle de Bruno Bouché s’ouvre largement vers l’extérieur et le dialogue -ou parfois son absence- est au centre de l’œuvre, comme une quête. Nicolas Paul parle à l'esprit, Bruno Bouché au corps.

Erwan Leroux - Aurélien Houette

Aurélien Houette en blanc, figure de l'ange, qui apparaît d’abord dans une souveraineté implacable, devient une tentation, génère aussi le danger. Au premier abord très sûr de lui, il rejette les regards, hautain et domine avec une redoutable précision un Erwan Leroux fragile et en souffrance. Mais l’apparence est parfois trompeuse et à travers une succession de signes et d’interactions, on se prend à douter des rapports de force. La tension est  à son maximum dans les mouvements puissants des danseurs mais aussi lors de certaines soumissions et renoncements, illustrés par des portés surprenants et des poses très esthétiques, des accents d’une violente poésie. Le dialogue est sur scène mais aussi se prolonge dans la salle car cette intensité ne laisse pas indifférent et entraîne comme un film  à l'haletant suspens. Cette œuvre prenante invite au doute et met en relief la complexité des rapports humains, des relations aux forces immatérielles, chacun peut s’y reconnaître, y lire une histoire propre, elle est acclamée par le public, peut-être touché par cette évocation et délivré de ses inhibitions devant tant de puissance. 

Bruno Bouché - Adrien Couvez - Alexandre Carniato
En rupture avec les œuvres présentées dans cette soirée, comme s’il ne voulait pas laisser dans les esprits tant de gravité, Bruno Bouché a choisi Aunis de Jacques Garnier pour parachever le programme. Touche légère et ivresse des moments d’abandon apportées par Bruno Bouché, Alexandre Carniato et Adrien Couvez, rayonnants de joie, Aunis se prête volontiers à un bonheur conclusif d’une soirée de gala dont les visuels intenses et les propos réflexifs n’en restent pas moins la richesse de cette brillante affiche. 

 Stéphane Bullion - Pauline Verdusen