Stéphane Bullion |
Angelin Preljocaj, créateur d’œuvres sérielles à tendances parfois éphémères, a offert avec Le Parc une pièce qui s’installe dans le répertoire de l’Opéra de Paris. La construction classique autour de trois pas de deux entrecoupés de passages de corps de ballet très équilibrés et la musique de Mozart particulièrement bien choisie pour le thème narratif suggéré ne sont sans doute pas étrangers au succès du Parc que la compagnie a également présenté de nombreuses fois dans ses tournées internationales. Œuvre moins sulfureuse que ses collaborations ultérieures ou ses créations pour le Ballet Preljocaj, cette évocation dansée autour de la Carte du tendre reste un ballet original et classique à la fois.
Laëtitia Pujol |
Est-ce pour cette raison qu’à l’occasion de cette reprise de 20 représentations, le chorégraphe avait ouvert une plus large palette de danseurs qu’à l’habitude, comme un signe que l’œuvre s’institutionnalisait vraiment, mais aussi lui échappait peu à peu ? Quoi qu’il en soit, après des distributions liminaires à l’équilibre chaotique, la nature a rallié l’évidence et Alice Renavand a finalement dansé avec Stéphane Bullion pour sa nomination. Laëtitia Pujol a pu -dû- se risquer à l’inconnu dans les bras de ce dernier après un bref passage dans ceux de Benjamin Pech, déjà un peu diminué physiquement lors d'une unique représentation avant l’abandon sur blessure.
Nicolas Le Riche |
Plus habituel, mais inédit sur ce ballet, le partenariat Aurélie Dupont-Nicolas Le Riche a déçu encore une fois, principalement parce que les deux danseurs n’ont artistiquement pas grand-chose en commun. Leur duo trop soigné ne dégage aucune spontanéité, un peu à l’image de celui d’Isabelle Ciaravola et Karl Paquette, dont on se demande bien ce qu’il est venu faire dans ce ballet, tant gestuelle et l’esprit de la chorégraphie semblent être absents de leurs représentations. Ces appariements de facilité auraient pu donner un travail intéressant sur un ballet différent du répertoire mais n’ont en fait que tirer ce dernier vers un sentiment de déjà vu qui en a délayé l’intérêt.
Stéphane Bullion |
Au fil des répétitions, la danse physique de Preljocaj a donc mis sur la touche Hervé Moreau et Benjamin Pech qui ont ainsi laissé le libertinage de Stéphane Bullion s'essayer à toutes les ravissantes du ballet. Il ne restait plus qu’à ce dernier à faire passer l’urgence des remplacements express au rang de l’art, tâche aisément réalisée grâce à une intégrité dramatique remarquable. Le travail de Stéphane Bullion sur les intentions et le rapport au corps chez Preljocaj a montré ici une nouvelle étape dans leur collaboration. Le danseur qui fréquente Preljocaj depuis son entrée dans le ballet, de MC 14/22, Ceci est mon corps jusqu’à plus récemment Siddharta en passant par le Songe de Médée a livré avec ses trois partenaires, une interprétation tout à la fois poétique mais aussi très cynique des relations et des sentiments humains. L’interaction avec les différentes personnalités des danseuses a généré des lectures très contrastées de l’histoire au fil des soirées.
Stéphane Bullion - Alice Renavand |
Stéphane Bullion et Alice Renavand se connaissent bien depuis l’école de danse, même si leur trajectoire n’a pas vraiment suivi la même courbe. Mais en ce 20 décembre, ils se rejoignaient enfin au firmament, Alice Renavand promue Etoile aux côtés de celui avec qui la danse n’est que symbiose et harmonie dans l'énergie et les intentions. Ils venaient de danser Doux mensonges de Jiri Kylian ensemble, ils s’étaient rompus ensemble au style Preljocaj avec Médée et Siddharta, Le Parc coulait de source dans leurs veines. Leurs relations dès le départ s’installent plus dans le jeu qu’avec les autres distributions. Alice Renavand, fière courtisane apparaît volontaire face à Stéphane Bullion, un rien ténébreux aux approches discrètes mais certaines dans le pas de deux du désir, puis réduit à l’abandon dans le dernier pas de deux où les sentiments prennent le pas sur leur danse, énergique et précise, qui avait mené le reste de la soirée. La forte personnalité artistique d’Alice Renavand donnait un tour particulier aux représentations de ce ballet finalement plus masculin que féminin, apportant un équilibre harmonieux dans le jeu de la résistance et de la victoire entre les deux protagonistes et donnant une touche plus moderne à l’histoire.
Stéphane Bullion - Isabelle Ciaravola |
Isabelle Ciaravola reste dans l’esprit XVIIe de la séduction féminine et le partenariat y est plus traditionnel. Elle promène sa sophistication dans un monde d’où elle ne semble pas appartenir, ce qui rend la conquête encore plus improbable. Le jeune homme y amène sa curiosité avec sa morgue glacée : on ne tire pas vers les sentiments mais vers le jeu des distances et des rapprochements qui se terminent plus dans le libertinage chez celui-ci que dans des élans romantiques, la tragédienne Isabelle Ciaravola contraignant Stéphane Bullion à l’abandon quasiment contre son gré. On est plus ici dans un commentaire littéraire sophistiqué, un récit d’un affrontement et de lutte, vis-à-vis de l’autre mais aussi et surtout de soi-même, le refus de s’abandonner qui s’achève dans une défaite personnelle où l’esprit rend les armes.
Stéphane Bullion - Laëtitia Pujol |
C’est finalement donc avec Laëtitia Pujol que Stéphane Bullion a fait sa prise de rôle, mais le sauvetage express sans répétition relève de la grande réussite, plus imprévue mais non moins effective. Les deux danseurs aux gabarits aux antipodes se sont pourtant rarement fréquentés sur scène et cette rencontre avait tout de l’aventure. Pour cette raison ou non, à cause d’une prise de rôle anticipée d’une semaine ou non, Stéphane Bullion a livré une interprétation complètement différente avec cette dernière, plus tendre, dans l’échange et en séduction. A l’opposé d’Alice Renavand, la dame du Parc de Laëtitia Pujol est une petite chose fragile. Contrairement à Isabelle Ciaravola, elle est discrètement touchante face à l’homme un peu distant qui la regarde avec circonspection. Mais c’est aussi une femme libre qui vibre et qui laisse transparaître simplement tous ses émois. Dès le deuxième pas de deux, le danseur chavire aux grés des sentiments de la danseuse, émouvante dans une retenue générant une tension émotionnelle qui se révèle avec sincérité dans le troisième. Là, ses coups de tête sur la poitrine du danseur après l’atterrissage de la scène du baiser sont des élans du cœur d’où jaillit une spontanéité qui fait mouche, des bouffés d’émotion qui résonnent loin et font trembler son partenaire conquis.
Stéphane Bullion - Laëtitia Pujol |
Si le ballet de Preljocaj se centre sur les trois pas de deux qui tissent l’évolution affective des relations entre les deux protagonistes, les diverses scènes qui s’intercalent mettent en valeur un corps de ballet magnifique dans des passages chorégraphiques qui ne le réduit pas au décorum. Les jardiniers qui opèrent les changements de tableaux instillent le rythme des journées sur une musique de Goran Vejvoda qui apporte un peu de fraîcheur dans le flot mozartien. Mystère et énergie se confondent dans un pas de cinq avec la soliste féminine que Laëtitia Pujol a sublimé de son ellipse transparence.
Grégory Gaillard, Alice Renavand, Adrien Couvez, Simon Valastro, Adrien Bodet |
Si Preljocaj parle d’un hommage aux femmes dans ce ballet du libertinage, il reste que les parties dévolues aux hommes apparaissent comme les plus structurantes avec deux scènes très marquantes au deuxième et troisième acte. Un quintette de danseurs se détache avec Sébastien Bertaud, Yvon Demol, Alexandre Gasse, Alexis Renaud et Yann Saïz. Ce dernier y a encore trouvé une magnifique occasion de montrer quel danseur et quel acteur il est avec un pouvoir comique phénoménal. Véritable dévoyé de la fine équipe offrant un contre-point saisissant au cynisme distingué de Stéphane Bullion qui trouve son double parfait dans Alexandre Gasse, le partenaire du duo de l’Ardeur au troisième acte.
Yvon Demol, Sébastien Bertaud, Alexandre Gasse, Erwann Le Roux, Alexis Renaud, Guillaume Charlot, Stéphane Bullion |
Caroline Bance et Laurence Laffon mènent les Demoiselles, mais c’est Christelle Granier qui suscite la plus grande admiration. Elle a montré dans ses apparitions qu’elle aurait bien pu incarner à son tour la Demoiselle principale. Menant la danse dans tous les actes, elle a butiné tous les solistes dans la scène du désir du deuxième acte et sa singulière gravité dans les lamentations a élevé ce passage un peu aride vers une singulière irréelle beauté.