jeudi 22 mai 2014

Orphée et Eurydice


Stéphane Bullion

Deux ans après la dernière reprise, Orphée et Eurydice, revient à l’affiche dans les ors de l’Opéra Garnier pour magnifier l’œuvre aboutie de Pina Bausch sur la musique de Gluck. Parfaitement équilibrées en 2012, les distributions ont peu varié pour cette série, mais si l’on peut par exemple regretter qu’Eleonora Abbagnato ne reprenne pas le rôle qu’elle incarnait dans sa plénitude lors des deux premières présentations, il n’était pas vraiment utile de confier le rôle d’Orphée, déjà très difficile pour ceux qui correspondent au profil, à Florian Magnenet, totalement dans l’erreur du contre-emploi. Ainsi, Letizia Galloni reste au finish la seule vraie découverte intéressante dans le rôle d’Amour, petit moment de fraîcheur dans l’œuvre sombre de Pina Bausch. Malgré ce faux pas, l’œuvre de la chorégraphe reste un beau spectacle, pour les yeux comme pour les oreilles, avec des voix et un orchestre d’excellence, même pour ceux qui n’ont pu bénéficier de la présence de Stéphane Bullion ou Nicolas Paul.

Stéphane Bullion

Ces deux véritables chantres de la chorégraphe allemande, passionnants dans leurs styles si différents, ont brillé en solitaire dans les deux premiers tableaux, avant de mettre en valeur leurs Eurydice respectives, un peu plus uniformes cette saison, Marie-Agnès Gillot et Alice Renavand. Les retrouvailles de ces duos ont permis d’apprécier les nuances et les évolutions que l’interprète impulse à sa vision du rôle. A la manière d’un classique, les quatre danseurs ont pu ainsi reprendre leur travail et pousser leur interprétation d’une manière significative, rappelant à tous que rien ne vaut la reprise d’un rôle pour en développer le(s) sens.

Nicolas Paul - Alice Renavand

Dans cet esprit, Marie-Agnès Gillot et Alice Renavand avaient quelques longueurs d’avance, et si l’interprétation expressionniste de la première se réifie, Alice Renavand, plus en rondeur semble avoir cette année franchit une étape vers une plus grande extériorisation au détour d’impulsions plus puissantes ou des expressions faciales plus marquées. Mis-à-part un court solo dans le troisième tableau, Eurydice ne s’exprime vraiment que dans le quatrième et dernier, pour signifier incompréhension et douleur. La danse est ample chez les deux interprètes qui jouent de la sémillante robe rouge pour enflammer le plateau sans décor, comme une menace vis-à-vis du corps nu d’Orphée, menace dont elles subiront elles-mêmes l’ultime châtiment.

Stéphane Bullion - Marie-Agnès Gillot
Chez Pina Bausch, il y a une vraie dichotomie entre Orphée et Eurydice à la fois dans le style mais aussi dans l’esprit. Eurydice, la dryade défunte est terrestre sur tous les plans alors qu’Orphée, le musicien poète évolue dans la métaphysique.

Nicolas Paul
Nicolas Paul a repris le rôle de feu follet qui lui allait si bien en 2012. Son Orphée est comme son Eurydice, toute en action et en sinuosités. Vif et constamment en recherche d’appuis, jouant de l’instabilité comme d’une ressource énergétique vers sa quête désespérée, il parcourt la scène comme s’il franchissait des obstacles dans une éternelle énergie qui ne le rend jamais vraiment dramatique. Travail au sol d’un tonus phénoménal, il utilise la musique pour se donner du ressort là où Stéphane Bullion impose sa loi. Il est en ce sens un Orphée plus musicien que poète, plus composant avec les éléments dont il est constamment à l’écoute, tricotant le déroulement de l’histoire dans un fil parfois discontinue mais progressif. Figure dionysiaque, son Orphée est un maître du suspens, seule Eurydice et son insistance agressive mettra un noir point final à l’espoir tapis au plus profond de lui.

Stéphane Bullion

Incarnation de la figure apollinienne, l’Orphée poétique de Stéphane Bullion à l’inverse s’impose d’emblée en martyre. Son hexis corporelle à la découpe parfaite domine la narration par une construction successive de tableaux parfaitement fluides, gravure exemplifiée de la douleur. Inspiré, grave mais sans excès, il est d’une sensualité étonnante accentuant la mélancolie d’un personnage riche de sens. Si le danseur peut imposer cette image, c’est grâce à une maîtrise totale du geste qui le laisse jouer de sa motricité comme autant de nuances dans la narration. Dans sa délicatesse de poète, il danse grand car tout est signifiant.

Stéphane Bullion

Son Orphée spectral exhale la souffrance avec subtilité, porteur d’une puissance qui émane de l’intérieur, à la fois jaillissant d’énergie physique et d’émotion contenue. Ses mouvements précis sont alors autant d’attaques dans la partition que la voix de son double soutient avec force, faisant corps avec l’esprit du poème mais aussi de la musique. Au-delà de sa plastique anguleuse, Stéphane Bullion joue également de son physique pour rendre le style expressionniste de Pina Bausch. Pour déclamer sa plainte, les muscles apparents se meuvent du soléaire au biceps en passant par une cage thoracique qui semble n’avoir plus de limite dans son déploiement, il respire la douleur comme en décomposition, de la pointe des pieds jusqu’au bout des doigts de la main, livrant un Orphée d’anthologie : à la fois une œuvre graphique et une œuvre spirituelle, ce sublime Orphée s’inscrit dans l’histoire.

Stéphane Bullion