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Stéphane Bullion - Marine Ganio |
Pour lancer leur première saison, Stéphane Lissner et Benjamin Millepied avaient imaginé une soirée extraordinaire reproduisant la mythique création de Iolanta et Casse-Noisette en l’an 1892. Pari difficile avec deux œuvres de disciplines différentes, lyrique et chorégraphique, ayant pour seul lien, la musique de Tchaïkovski. Pari gagné dans le sens où cette version se lit Iolanta/Casse-Noisette, œuvre totale et indissociable, ce qu’elle ne fut pas en 1892. Elle se distingue aussi grâce à des chanteurs et des danseurs brillants et totalement engagés dans l'aventure.
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Marion Barbeau (de dos), Caroline Bance, Takeru Coste, Stéphane Bullion, Sonya Yoncheva, Nicolas Paul, Alice Renavand |
Une fois ce parti pris, la tâche confiée à un metteur en scène en vogue qui s’est distingué dans des relectures de livrets d’opéra a d’évidence un peu nui à la profondeur chorégraphique du ballet comme au rayonnement de l’interprétation lyrique. Pour le ballet, les trois chorégraphes retenus ont clairement travaillé sur une trame très stricte écrite par Dmitri Tcherniakov qui leur laissait peu de liberté, le metteur en scène signant également les décors et imposant une esthétique année 50 plaçant notamment les danseuses sur talons aiguilles, contrainte très forte. Cependant, cette écriture centralisée du scénario permet la répartition harmonieuse des chorégraphes au style très distinct : à Arthur Pita, l’Entertainment, à Edouard Lock, l’angoisse et la dérision, à Sidi Larbi Cherkaoui, le charme dans les valses et les pas de deux.
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Pour unir les deux œuvres, l’idée de l’opéra dans le ballet est séduisante, d’aucun regretteront une mise en scène statique de Iolanta dans un espace réduit qui étouffe le son, mais la direction d’acteurs est précise et la distribution des voix brillante, dominée par la lumineuse Sonya Yoncheva. D’autres ponts se retrouvent entre l’œuvre lyrique et l’œuvre chorégraphique, dans l’image et l’attitude des personnages -Marie/Iolanta la jeune fille simple, Vaudémont le timide, Robert le gouailleur, Ibn-Hakia/Drosselmeyer-, des lieux mais aussi dans les dispositions protectrices de l’entourage des jeunes Iolanta et Marie.
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Marion Barbeau - Stéphane Bullion |
Le cadeau d’anniversaire à la Marie de Casse-Noisette s’avère somptueux. Du Noël originel, on passe donc à une fête d’anniversaire où les chanteurs de Iolanta sont invités à participer, la substitution entre chanteurs et danseurs s’effectuant sur scène à la fin de l’opéra, grâce à leur apparence similaire, des vêtements, chapeaux et manteaux, évoquant l’hiver russe à la perruque rousse qu’arborent en commun Arnold Rutkowski et Stéphane Bullion : Vaudémont, le sauveur de Iolanta sera l’idéal amoureux de Marie, d’abord pendant sa fête, puis dans son rêve et finalement dans son cauchemar.
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Stéphane Bullion, Marine Ganio, Alice Renavand |
Tout débute donc pour le ballet dans l’atmosphère potache d’une soirée d’anniversaire animée par Drosselmeyer, un pétillant Nicolas Paul, chorégraphiée par Arthur Pita, un peu simplette qui contraste bien avec le règne de la terreur imposée par Edouard Lock dans la scène suivante de la Nuit. Là, l’ambiance Broadway sympathique que Pita avait dessinée se transforme en menace glaciale, la gestuelle rapide et acérée de Lock prenant le pas sur le reste du tableau. Alice Renavand, mère agressive s’oppose à l’idylle naissante entre Marie et Vaudémont, soutenue par une famille qui pète les plombs, sinistres comme les rats de la version traditionnelle de Casse-Noisette. L’effet est d’autant plus fort que les danseuses, sur leurs talons aiguilles, ont surtout une mobilité du haut du corps, accentuent les gestes brusques alors que les garçons pirouettent à vitesse grand V comme des bourrasques.
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Marion Barbeau - Alice Renavand |
Cette sensation de rapidité chère à Edouard Lock se retrouve dans la scène de la forêt où Marie s’éveille à la sexualité devant des doubles agités de Vaudémont. Elle s’oppose dans les usuels divertissements pris en main par les doubles de Marie à cette mobilité des bras sur un corps relativement statique. Cette partie du ballet, pleine de dérision évoque les grands événements des années 50, des cosmonautes soviétiques aux gardes rouges de la révolution chinoise en costume Mao.
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Antoine Kirscher, Sofia Rosolini, Daniel Stokes, Simon Valastro |
Marie (remarquables Marion Barbeau dans la première distribution et Marine Ganio dans la deuxième), tout le temps en scène, traverse donc une histoire mouvementée et ne connaît que quelques moments de sérénité dans les bras imaginaires de Vaudémont lors des parties chorégraphiées par Sidi Larbi Cherkaoui. Celui-ci débarrasse la danseuse de ses talons par un premier subterfuge de l’effondrement spectaculaire (visuel et sonore) de sa maison. C’est le chaos et c’est sous les décombres que Marie retrouve à terre, sans vie, Vaudémont qu’elle tente de ranimer dans un pas de deux fait de portés et de relâchement, d’émerveillement et de désillusion, le jeune homme ne se relevant pas à la fin.
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Stéphane Bullion - Marine Ganio |
Ce moment de grâce après l’angoisse de la nuit donnait un peu l’espoir d’un avenir radieux mais débouche sur la valse des flocons, une ode à l’hiver russe où les danseurs emmitouflés dans d’épais manteaux luttent contre la neige en tourmente, visuellement symbolisée par des projections tourbillonnantes. On retrouve Sidi Larbi Cherkaoui avec la valse des fleurs et le grand pas, comme pour une nouvelle fois provoquer la rupture avec le monde lockien angoissant de la forêt et des jouets monstrueux des divertissements. Les doubles de Vaudémont peuplaient l’un, les doubles de Marie l’autre : ils se rejoignent à tous les âges dans la valse de la vie. Au bout de celle-ci, Marie retrouve Vaudémont pour un pas de deux de l’extase, plus abouti que le premier, plus sensuel aussi. Son voyage initiatique est terminé, elle se retrouve seule endormie chez elle : elle a rêvé.
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Stéphane Bullion - Marine Ganio |