L’Opéra de Paris fête le centenaire des Ballets russes avec un choix binaire de quatre ballets en un acte, courts et appelant à la rêverie d’un côté, longs et théâtraux de l’autre.
Le Spectre de la Rose
Avec Le Spectre de la rose, c’est l’image de Nijinski, éthéré et si délicat qui vient à l’esprit, cette évocation de l’immatériel et de l’impalpable, l’idée fugace d’un rêve qui ne v(p)eut pas devenir réalité.
Mathias Heymann et Marc Moreau, silhouettes diaphanes, se lancent dans les airs comme autant de défis à la partition qu’au mythe. Virtuosité, rapidité, élégance, tout doit se fondre dans une idée, un parfum plutôt que dans une succession de mouvements qui symbolise la négation des contingences terrestres.
Emmanuel Thibault et Josua Hoffalt travaillent plus sur l’expression du corps, plus terriens, un port de bras plus marqué, très élégant chez le premier, mais évoluent dans un autre registre, plus appliqués, moins inspirés. Il est vrai que Josua Hoffalt qui n'avait qu'une représentation a lutté avec la technique, ce que ce rôle de dix minutes ne permet pas.
Marc Moreau, parfois un peu instable, est beaucoup plus prometteur, aérien et subtile, léger et simplement très charismatique. Sa danse s’extériorise à un point ultime, même s’il est encore fragile dans ses réceptions, peut-être encore plus que Mathias Heymann, mais il sait aussi emmener sa ballerine, Clairemarie Osta de manière délicate et effacée, lui permettant brièvement d'exister dans ce rôle féminin un peu ingrat de la jeune fille.
Mathias Heymann est l’incarnation de ce spectre car il ne se contente pas d’exposer cette musicalité qui semble lui être innée mais il vit intérieurement une histoire, irradie une inspiration qui met son incarnation à distance avec la réalité. Il est l’essence de la rose et impose une présence entêtante à sa partenaire sans jamais lui être finalement accessible, et l’on comprend pourquoi, le rêve d’Isabelle Ciaravola n’aboutit pas, pourquoi sa course après cet esprit qui n’existe que dans ce moment fugace où Mathias Heymann passe devant ses yeux. Face à ce spectre, elle est la jeune fille idéale, rêveuse, tellement stylée dans son port de bras avec ses yeux en amande et son regard perdu.
Un très beau couple qui rappelle la photographie de Tamara Karsavina et Vaslav Nijinski, qui plus que le ballet lui-même, a immortalisé l’histoire.
Si le Spectre joue de la virtuosité et de la rêverie dans une atmosphère confinée d’une chambre, L’Après-midi d’un Faune, construit sur le même modèle de la relation de deux personnages, est l’incarnation de la poésie et du mystère dans le décor dépouillé mais majestueux de Bakst.
Le faune, est beaucoup plus complexe à aborder car il s’expose au ralenti à l’affrontement nu de la pose et du mouvement, une perfection totale du geste requise, plus facile à réaliser dans les évolutions solitaires que dans les interactions avec les muses. De ce ballet improbable inspiré par des bas-reliefs, le faune doit imposer sa figure comme la rose par une intériorité suprême, mais n’a pas les mouvements chorégraphiques qui lui donnent les moyens de mettre en valeur la complémentarité de la virtuosité et de l’interprétation. Il faut dès les premiers instants créer l’ambiance par quelques gestes précis et signifiants, un regard, un port de tête qui laissent le corps et l’expression à nus.
Quatre danseurs à la solide réputation d’interprètes ont été choisis pour s’affronter au mystère, Yann Bridard et Stéphane Bullion ayant déjà dansé le faune lors de la précédente reprise, alors que Jérémie Bélingard et Nicolas Le Riche s'y essayaient pour la première fois.
Yann Bridard et Nicolas Le Riche imposent ici un faune massif qui dans ses étirements semble un peu las pour le second, détaché pour le premier, alors que Jérémie Bélingard et Stéphane Bullion lancent le personnage dans une gestuelle souple et déjà dans un jeu, une spontanéité très travaillée cela va sans doute mais qui rend le ballet presque à suspens. Les deux premiers travaillent sur l’aspect statique, serein et souverain de l’animal et seuls les sourires hypnotiques de Yann Bridard lui permettent de varier la composition de son personnage. Nicolas Le Riche reste un peu en deçà, abordant peut-être le rôle trop tard dans sa carrière, jouant d’une certaine rigidité menaçante mais un rien dédaigneuse. Il apparait comme un vieux faune, sûr de lui et quelque peu résigné aux plaisirs solitaires.
D’une manière générale, ses mouvements sont un peu trop visiblement contrôlés et stéréotypés sans que de sa personnalité intérieure émane une aura qui lui donnerait un mystère, il avance implacable vers sa destinée, alors que Yann Bridard lui, semble trop en relief dans ses mouvements, s’éloignant bien souvent de la position à plat des bas-reliefs voulus par Nijinski, ceci néanmoins au profit d’une chaleur certaine de l’animal. Un peu libre dans ses placements sur scène, il semble parfois gêné dans ses interactions avec les muses.
En conséquence, dans ses rapports avec les muses, Yann Bridard est plus distant, moins effrayant mais très poétique, alors que Jérémie Bélingard semble avoir du mal à s’imposer face à Emilie Cozette, muse régnante et absolue qui a dansé la grande muse avec trois danseurs, Stéphanie Romberg se chargeant de Stéphane Bullion. Amandine Albisson s’est aussi prêtée aux émois de Jérémie Bélingard mais manque encore de présence pour le rôle. Les six petites muses et leur compagne s’intercalent dans l’élan majestueux du faune et donnent l’occasion d’aérer le ballet et de provoquer le faune dont les réactions sont diverses. C'est Stéphane Bullion qui semble s'être le plus intéressé à sa grande muse, alors que les trois autres ont paru traverser le ballet avec un certain égocentrisme.
Stéphane Bullion a l’avantage de maîtriser parfaitement les poses sur demi-pointes ce qui lui permet notamment dans son affrontement avec Stéphanie Romberg, de dominer du regard mais aussi d’une légère inclinaison du haut du corps très élégant qui ne le déforme pas. Cet équilibre infaillible l’empêche d’avoir l’air tendu comme ses collègues qui paraissent à ce moment là stressés par des tremblements. et l'ouvre vers l'expression de sentiments. L’instant d’après, cela se ressent également dans l’aspect jouissif des petits pas sur place du faune exalté qu'il libère avec puissance et rapidité, mais c’est de toute manière par le magnétisme de son regard qu’il dresse un fil rouge entre les différentes attitudes de son corps gracile, jamais lourd et imposant même dans ses raideurs, comme celui de Nicolas Le Riche ou Yann Bridard, à travers tout le ballet. Il ne s'impose pas aux muses par la menace de sa force mais par son emprise psychologique.
Jérémie Bélingard et Stéphane Bullion, les faunes les plus souples et gracilement véloces, se meuvent sur scène dans un élan de mystère conféré par le caractère ludique à leur personnage, mais alors que Jérémie Bélingard y associe la menace par un visage assez dur, Stéphane Bullion joue de la séduction. Son faune d’abord gracieux et impalpable devient amusé et malicieux aux contacts des muses avant de devenir outrageusement désirable lui-même. Il distille une grande sensualité lorsqu’il renifle Stéphanie Romberg, moment qui ressemble plus ailleurs à de l’étonnement ou de la convoitise, sensualité qui se retrouve dans la volupté au moment de l’orgasme, plus violent chez Jérémie Bélingard et Nicolas Le Riche, peu démonstratif chez Yann Bridard qui semble se résigner difficilement à l'écharpe. Stéphane Bullion termine lui le ballet, dans le mouvement évanescent de l'extase, la mission accomplie.
Le Tricorne
Situé après Le Spectre de la rose et L’Après-midi d’un faune, Le Tricorne apporte une vision totalement différente des Ballets Russes. Changement de décor avec Picasso mais aussi le retour d’une construction plus terre à terre, une narration brute et simpliste, claire même si parfois incohérente. On est dans la caricature, le macho espagnol, la femme exaltée et le vieux riche libidineux, gros ou/et affecté. C'est dur après tant de poésie et de mystère!
Le ballet a quelques moments de bravoure dans les espagnolades mais ils sont trop répétitifs détruisant la fraîcheur de cette danse de caractère qui devient peu à peu lourde et interminable.
Si on a l’impression que José Martinez survolté se laisserait volontiers aller dans son enthousiasme à chanter par moment, cette série où il effectue la plupart des représentations semble lui peser au fil des représentations et c’est dans Vincent Chaillet, pour un seul soir, que l’on trouve un personnage qui occupe l’espace de manière tonitruante et juste. Sec et puissant, il impose quelquefois une stature menaçante qu’on ne retrouve pas chez José Martinez, plus virtuose ou Stéphane Phavorin, plus délicat, trop subtile pour la pantalonnade. Vincent Chaillet forme par ailleurs avec Alice Renavand un duo très enlevé et très dynamique qui fait du couple une tornade sur scène. Ils plient l’interprétation avec une efficacité plus certaine que ceux qui y cherchent une essence difficile à trouver.
Eve Grinsztajn avec Stéphane Phavorin sont plus en retrait, se prenant moins au sérieux que José Martinez et Marie-Agnès Gillot, mais le travail se voit presque trop et Stéphane Phavorin peine à imposer une figure qui va mener le ballet jusqu’à la fin. Reste Eve Grinsztajn très rafraîchissante. L'intérêt de ces ballets "bouffons" se trouve dans la distance que les interprètes ajoutent à la farce et Vincent Chaillet s'est vraiment distingué.
Pétrouchka
Avec Pétrouchka, la fantaisie marche à son plein et la touche irréelle de l’histoire s’accommode mieux d’une chorégraphie restreinte que Le tricorne dans ce ballet narratif. L’histoire est d’ailleurs plus énigmatique et plus sujette à interprétation. Lors d’une fête de mardi gras, dans un théâtre de rue, les trois marionnettes s’animent sous l’emprise du charlatan pour s’incarner dans des personnages à la limite du réel. L’esprit de la fête livre un conte idiot, à la fois raciste et misogyne que la restitution dans le contexte historique n’excuse pas totalement, mais que la dérision par laquelle sont traités tous les personnages, plus ou moins inconsistants, rend tout de même regardable.
Le tendre Pétrouchka est jaloux d’un maure simplet, dont la ballerine non moins décérébrée convoite la force mâle. Au finish, la brute tue le pantin qui le provoque par jalousie. Au moins, on évite le moralisme benêt bien pensant de ce genre de conte et l’on reste avec le charlatan désoeuvré devant sa marionnette en chiffon, et l’image de Pétrouchka hantant le théâtre.
Les distributions ont livré des interprétations très différentes, avec certains partis pris très bien assumés. Yann Bridard, Clairemarie Osta et Benjamin Pech ont choisi la théâtralité à fond, dessin de personnages grossiers et outranciers dans leurs caractéristiques, réclamant une virtuosité dont ils font parfaitement profusion, pour le maure et la ballerine, très expressionniste pour Benjamin Pech, une sécheresse qui met à distance avec la réalité.
Stéphane Bullion, Eve Grinsztajn et Nicolas Le Riche jouent la carte de l’humanité. Les marionnettes sont moins mécaniques et plus lentes, elles effectuent des gestes moins saccadées et Pétrouchka arbore un côté attendrissant. Les personnages ici ont des gestes moins expressionnistes, ils se confrontent et dialoguent.
Jérémie Bélingard, Alexis Renaud et Muriel Zusperreguy sont entre les deux, oscillants entre le jeu très poussé de Jérémie Bélingard et le spectacle simple de la ballerine et du maure.
Clairemarie Osta est une ballerine raide et mécanique, excessivement rapide dans le premier tableau. Ne laissant que peu d’espace à l’interprétation, elle est d’évidence une poupée alors que Muriel Zusperreguy semble plus emprisonnée dans son personnage de marionnette, regard triste et charme discret, peu de sourires. Dès le début, elle semble annoncer la fin tragique et en quelque sorte, elle fait plus écho à la poésie du Pétrouchka de Jérémie Bélingard qu’à la force brute d’Alexis Renaud. Eve Grinsztajn, moins virtuose que Clairemarie Osta insiste sur les regards et les poses, les interactions avec le maure auprès duquel elle semble le plus proche des trois. Stéphane Bullion, gestes plus chaleureux que les autres, joue dans le même registre alors que Yann Bridard accentue les bruits et les mouvements emphatiques d'un grand effet comique, Alexis Renaud jouant plus sur les grimaces qui donnent à son maure une grande expressivité, contraste intéressant avec sa timide ballerine.
Les Pétrouchkas de Jérémie Bélingard et Nicolas Le Riche, sont désespérément humains dans leurs regards, poètes et touchants ce qui emmène l’histoire sur l’ambiguïté du final où perchés sur le fronton du théâtre, ils relancent une dernière fois l'ambiguité de l'histoire.