mercredi 2 novembre 2011

La Source


Première création d’un ballet narratif depuis Les Enfants du Paradis de José Martinez et  le plus original Siddharta d'Angelin Preljocaj, La Source ne s’aventure pas sur des sentiers vierges puisqu’il se propose de revisiter le ballet perdu de Charles Nuitter et Arthur Saint-Léon. Parti pris à moitié séduisant lorsqu’il cherche à s’éloigner d’une reconstitution impossible (et sans doute non souhaitable, car ce n’est jamais très bon, lorsqu’une œuvre tombe dans l’oubli) et qu’il propose une chorégraphie et une scénographie modernes, mais sérieusement handicapant lorsqu’il récupère une musique pas vraiment mémorable et une histoire impossible. Or, si l’ensemble, et en particulier le fil de la narration, mérite d’être considérablement retravaillé afin de gommer beaucoup de maladresses et d'impasses, il est douteux que la musique soit remise en question pour de futures reprises. Il est difficile de comprendre à ce sujet qu’on ait pu exhumer une  musique pareille au XXIe siècle, d’autant plus qu’elle semble indissociablement liée à l’histoire ridicule qui est proposée.

Ludmila Pagliero
La dramaturgie est donc l’autre faiblesse du ballet. Il ne suffit pas de s’adjoindre un pro du théâtre pour éclaircir une histoire nébuleuse et surtout la transformer en narration chorégraphique. Il est surprenant que Jean-Guillaume Bart signe avec Clément Hervieu-Léger cette responsabilité pour un si piètre résultat.
Si l’écriture chorégraphique est plaisante et ne s’aventure pas grossièrement comme il a été vu chez Alexeï Ratmansky avec Psyché dans le copié collé à la va-vite – on sent que Jean-Guillaume Bart tout en s’inspirant bien sûr de ses aînés les a mieux digérés et a beaucoup réfléchi et travaillé sur ce ballet avec un peaufinage des pas et des enchaînements notamment- elle échoue à raconter l’histoire en ne caractérisant pas suffisamment  en profondeur les personnages, et ceci d’autant plus qu’elle n’est pas soutenue par une dramaturgie claire qui permettrait de leur donner une âme et de les faire dialoguer. En même temps, que faire avec cette musique ! Peut-être Jean-Guillaume Bart s’est-il oublié dans l’écriture de pas virtuoses qui n’appellent pas à la richesse significative, ce qui se retrouve dans l’incohérence de l’histoire qui va au-delà du conte merveilleux à prendre comme tel (que font par exemple tous ces Caucasiens  en fourrure dans le harem du Khan où ils sont bien plus habillés que les demoiselles ?). Or quand la technicité ne raconte rien, elle s'apparente à un défilé de variations qui à la fin ressemble à un concours... et c'est ennuyeux. Dans ce cas, il ne sert à rien de concurrencer Mathias Heymann qui éblouit de mille feux de la manière la plus flamboyante, dans le seul rôle au caractère bien défini (avec dans une moindre mesure, celui de Mozdock). Jean-Guillaume Bart a choisi de faire bondir le premier à la Puck, mais celui-ci semble vite réduit à reproduire comme au cirque une leçon de virtuosité bien apprise sur sans doute le thème musical le plus difficile à supporter du ballet, et qui lasserait bien vite après un premier effet clinquant, s’il se passait autre chose dans l’histoire.
 
Alessio Carbone et Adrien Bodet, Allister Madin, Fabien Révillion, Hugo Vigliotti
Or, c’est là la principale faiblesse de La Source, il est difficile de comprendre ce qui motive les personnages sur scène, ils sont souvent comme juxtaposés avec peu d'interaction, comme venus faire leurs variations. Même si le Khan ne danse pas beaucoup, son personnage est à peine différencié de celui de Mozdock, le Caucasien, qui culturellement devrait lui être éloigné. Djémil est l’opposé de Mozdock, mais pourquoi ? D’où vient Djémil d’ailleurs ? Pourquoi le héro apparaît-il  comme un faible, passif dans l’histoire ? Très intéressant a priori, mais rien chez Djémil ne suscite l’intérêt. Il arrive, réalise ses variations monocordes et peu fluides comme son peu de pantomime, puis repart. Impossible de comprendre pourquoi il préfère Nouredda à Naïla, et d’ailleurs, cela ne se voit même pas sur scène, sauf à la toute fin dans les meilleures interprétations. Si l'énergie brute du frère de Nouredda se perçoit bien, mais là aussi atteint vite ses limites dans la répétition des mouvements, il est difficile de comprendre pourquoi le héros est un personnage si fade et si insignifiant.

Christophe Duquenne (Mozdock) - Karl Paquette
Même son costume est passe partout. Il s’agit peut-être aussi d’une erreur de casting, la puissance d’un petit baroudeur à la Jérémie Bélingard aurait sans doute plus marqué que les trois danseurs "princiers" choisis pour le rôle. C’est aussi sans doute pour cette raison qu’on ne sent aucune attirance chez Nouredda, et à peine chez Naïla, et vice-versa, réduisant à néant le propos de l‘histoire.
A observer les personnages féminins, tout porte à penser que le problème de la chorégraphie est aussi à chercher dans la longueur du ballet et le défilé des variations dévolues à chacun. Jean-Guillaume Bart a trop voulu montrer de la danse pour de la danse, oubliant que le ballet narratif doit raconter et parfois sacrifier à la virtuosité, prendre des temps mots pour que les corps et les regards s'expriment aussi d'une autre manière que sur pointes ou en arabesques (ce qui de toute manière n'est pas non plus lisible ici).
Le personnage de Nouredda est celui qui évolue le plus clairement au cours du ballet, de la jeune fille mélancolique à la danse langoureuse, à la naissance de la jalousie avec une danse plus offensive, puis le retour au romantisme neurasthénique, mais celui de Naïla, pourtant central, souffre d’un monolithisme ;  pas franchement bien dessiné dans le monde des elfes (seule Charline Giezendanner a su enluminer ce passage) ou dans l’évocation de son amour pour Djémil, voire au Palais du Khan. A la fin, Naïla, personnage irréel dans le sens propre du terme, besogne comme les autres sur scène dans des variations pas spécialement aisées qui de toute manière, la condamnent à paraître exister. En revanche, le rôle de Dadjé, plus court, permet chorégraphiquement et humainement de montrer une favorite plutôt sûre d’elle qui, dans le jeu, va pouvoir montrer sa jalousie et son incompréhension, mais elle n’apparaît que très peu dans le ballet.


Muriel Zusperreguy

Au finish, ce sont les personnages secondaires qui ressortent le mieux  Toute cette accumulation de peu de caractérisation dans une histoire plutôt tirée par les cheveux, livre un ballet sans âme et surtout sans sentiment. Le ballet est plat et sans passion, ce qui rend l’histoire d’amour peu lisible. Sans moteur,  il avance inexorablement avec monotonie vers la fin laissant le spectateur à la porte, sans aucune émotion, même lors du sacrifice ultime de Naïla qui meurt par amour dans la plus parfaite indifférence, car d’amour et de romantisme dans ce ballet, il ne semble pas y en avoir, alors qu’à lire le synopsis, il en est rempli…


 Les odalisques : Pauline Verdusen - Eléonore Guérineau

Les personnages insuffisamment épais du point de vue du caractère narratif  sont différenciés par leur apparence. Ils sont dotés de costumes aux couleurs chatoyantes, à la fois quand lorsque Christian Lacroix s’aventure dans le style Bollywood ou dans le style chaleur de l’hiver pour les Caucasiens, mais ceux-ci semblent bien souvent contreproductifs à la danse et analytiquement peu satisfaisants.  Même  les odalisques vêtues de voiles sont parées de coiffes qui semblent peser lourdement sur leurs têtes. La robe de Naïla est vraisemblablement la raison pour laquelle la danseuse apparaît  terrienne, le bouffant sur les hanches lui donnant l’aspect d’une amphore et le voile léger ne donne jamais d‘amplitude similaire et la fait gonfler dans les sauts.  Ce volume assez déroutant se retrouve aussi dans la danse des Nymphes qui, sur les photos sont splendides mais dont l’évolution semble contrariée par un certain défaut d’apesanteur.

Les Nymphes
La pauvre Nouredda est affublée au début et à la fin d’une tenue bicolore du plus kitch (cela dit, elle lui permet au moins d’être clairement distincte sur scène), et à la cour du khan, d’un rose pas franchement heureux, qui arrive même à raccourcir les jambes interminables d’Isabelle Ciaravola ! Ses camarades caucasiennes sont attifées de costumes qui semblent taillés dans du tissu d’ameublement et double leur volume, masquant leurs mouvements… refaire le ballet romantique au XXIe siècle réclame plus que l’esthétique approximative évoquée par ces costumes.
Bref, Christian Lacroix a un style, c’est un grand couturier de renommée mondiale, mais il n’a pas su s’adapter à la morphologie des danseuses et au côté pratique de leur art, voire s'insérer dans la narration (il est vrai pauvre) du ballet.

Ludmila Pagliero - Karl Paquette


A l’inverse, et peut-être heureusement, ces personnages évoluent sur une scène plutôt dépouillée, avec le thème de la corde décliné à travers les actes de manière plutôt agréable. Pourtant, difficile de deviner l’univers de la source au début, et surtout où se situe le dernier tableau, la scène étant désespérément vide. Le palais du Khan est suggéré avec habileté et semble vivre  grâce aux costumes des odalisques, comme si Eric Ruf avait voulu sauver Lacroix. Un effort sur le dernier acte aurait sans doute laissé une meilleure impression générale car la mort de Naïla dans les bras de Zaël dans la pénombre laisse un goût d'inachevé.

Isabelle Ciaravola

Peut-être la plus grande déception de cette création est l’éventail restreint des danseurs choisis. Trois distributions seulement, c’est vraiment peu pour dix huit représentations (ce qui est vraiment beaucoup trop pour une création) et peu de précaution quant à l’éventuelle blessure d’un danseur, sinon probable, du moins potentielle, qui, par malheur ici est justement arrivée sur le rôle titre avec l’indisposition de Laëtitia Pujol.

Charline Giezendanner

Il est difficile d'accabler les danseurs qui ont dû faire face à l'indigence dramatique qui leur était proposée sans aucun repère d'antériorité tout en apprenant une chorégraphie peu aisée. Certains ont réussi à faire passer quelque chose, d'autres non, mais dans l'ensemble, cela n'a guère relevé le ballet, même dans le meilleur des cas, les associations par soirées n'ayant pas réuni les éléments les plus adéquats.
Les solistes choisies pour danser Naïla ne semblent pas maîtriser complètement le rôle difficile, entre technique exigeante et peu de marge d’interprétation. Ludmila Pagliero à la danse parfaite fait un joli travail pour paraître immatérielle mais il manque peut-être un peu de magie pour lui faire dominer le ballet. Charline Giezendanner, avec un naturel charmant et juvénile, est peut être celle qui s’en tire le mieux, émerveillée dans l'insouciance et la séduction, triste et émouvante dans son amour déçu. Elle est très à l'aise dans le monde des elfes qu'elle représente parfaitement. Myriam Ould-Braham,  minaude trop et fait stagner un personnage bibelot sans aucune personnalité. 

Josua Hoffalt - Muriel Zusperreguy


Dans le rôle de Nouredda, sans doute le mieux défini, Isabelle Ciaravola et Muriel Zusperreguy sont particulièrement justes et c’est ici que le peu d’émotion du ballet se lit, dans les regards perdus du premier et du troisième acte où le dernier pas de deux très néo-classique avec Djémil est le seul moment vraiment émotionnel de la soirée, si l'on excepte le regard perdu de Charline Giezendanner au moment où elle comprend qu'elle n'aura pas Djémil.  Cependant, il faut encore avoir cette ressource interprétative qui fait défaut à  Laura Hecquet trop raide et monolithique qui  passe complètement à côté du rôle avec un côté prussien un peu consternant.


Charline Giezendanner - Florian Magnenet
Le Djémil de Josua Hoffalt est plus autoritaire que celui de Karl Paquette, celui de Florian Magnenet plus noble et plus aérien, plus naïf aussi dans son rapport avec Naïla et le monde des elfes, mais dans l’ensemble, le rôle n’a rien à imposer, cela tourne un peu en rond, le chasseur étant désavantagé il est vrai  par ses variations peu inspirées et sa tenue décalée, peu visible sur le fond sombre et dans les lumières tamisées de la scène.
Au finish, la paire très fraîche et spontanée formée de Charline Giezendanner et Florian Magnenet apparaît comme la plus harmonieuse dans le couples Naïla/Djémil, alors que Josua Hoffalt et Muriel Zusperreguy dans leurs duos sont les plus  narratifs dans celui de Djémil/Nouredda. Dans cette configuration, le ballet semble prendre un sens dans l'amour que porte Djémil à Nouredda mais Florian Magnenet arrive bien de son côté à rendre son étonnement puis son rejet de l'amour de Naïla. Ce sont là les quelques reliefs de l'interprétation de l'histoire.


Aurélien Houette
Mais dans l'ensemble, c’est plutôt chez les personnages de caractère comme Mozdock où excellent Vincent Chaillet, Christophe Duquenne et Aurélien Houette, le côté caucasien  comme chez les filles, qu’il faut chercher les satisfactions. Au Mozdock fort et emphatique de Vincent Chaillet, hélas blessé en cours de série, on trouve le plus sentimental Christophe Duquenne, peut-être parce qu'il alterne sur le ballet avec le personnage d'un Khan très autoritaire qu'il a cherché à différencier (les danseurs sont après tout affrontés à des cas d'incohérence pratiques que les chorégraphes ne mesurent pas complètement) doux avec Nouredda mais ferme dans ses idées de transaction maritale, alors qu'Aurélien Houette qui remplaçait Stéphane Phavorin, impose sa force et son regard impitoyable.

Allister Madin

Le personnage de Zaël, lutin aérien dans tous les sens du terme, tire finalement toute la gloire du ballet. Il en magnifie totalement l'esprit, celui du conte et celui de la virtuosité voulue par Jean-Guillaume Bart.  Ses apparitions  apportent de toute manière des bouffées d'air bienvenues dans l'atmosphère lourde de l'ennui. Il est magistralement dansé par Mathias Heymann pour qui le rôle est visiblement créé,  mais qui parfois se laisse aller à cette aisance technique  qui tourne à la leçon (en même temps, difficile de le lui reprocher, le ballet ne semble tenir que par ça).  Alessio Carbone l’aborde plus subtilement, jouant d’effets de pantomime dans les parties non dansées et s'insérant mieux dans  le cours de la narration alors qu'Allister Madin s'en sort également très bien, ludique à souhait dans les cordes, plus terrien sur le tapis, mais avec un enthousiasme très communiquant.

Isabelle Ciaravola-Mathias Heymann