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Benjamin Pech |
Avec cette reprise d’Onéguine, il faut de nouveau faire abstraction du survol bâclé de Cranko du roman de Pouchkine et de la construction simpliste du ballet qui en fait une histoire d'amour malheureuse sans jamais même d'évocation psychologique dans les rapports entre les personnages.
Le corps de ballet est cantonné dans des danses anodines de remplissage souvent sur une musique pompière qui n’arrange rien. Des Etoiles et Premiers danseurs dans le rôle du Prince, c’est un luxe compte tenu de la faible utilisation de ceux-ci : même si cela permet de remarquer une nouvelle fois la sensibilité parfaite de Christophe Duquenne ou l’ardeur à la tâche de Karl Paquette, il reste que Vincent Cordier et Nicolas Paul n’en sont pas moins parfaits également.
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Dorothée Gilbert - Nicolas Paul |
C’est sans doute une question de distanciation, mais la manipulation abusive des personnages par Cranko déstabilise fortement. L’accent mis sur les Larine, l’interminable pas de deux avec le Prince, (un personnage qui n’a même pas de nom dans le livre) introduit beaucoup de confusion dans la caractérisation du personnage de Tatiana. Alors qu’il est sans doute destiné à dépeindre le changement qui s’est opéré chez la jeune fille rêveuse qu’Onéguine a refusée, il souligne avec la plupart des danseuses, une félicité conjugale qui dénote avec l’attitude adoptée dans le pas de deux suivant. La présence forte de Lenski au début du ballet détourne également l’attention de la psychologie d’Onéguine. En contre point, celui-ci se voit doter d'une variation ridicule au début du troisième acte où il sautille dans la pénombre au milieu d'évocations de ses amours passés, répondant sans doute en théorie à la même fonction que le pas de deux des Grémine, mais qui en fait, n'apporte rien en pratique. Au finish, Cranko redistribue les cartes de l’histoire qui font de Tatiana un personnage plus important que celui d’Onéguine et à ce jeu, seul Benjamin Pech a vraiment su tirer son épingle du jeu dans cette série.
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Isabelle Ciaravola - Christophe Duquenne |
Cette saison, force est de constater qu’Aurélie Dupont reste figée dans la personnification artificielle de Tatiana, mais ce que Nicolas Le Riche, son habituel fougueux et imprévisible partenaire n’avait pas réussi à faire en 2009, il était peu probable que le danseur un peu sage de Stuttgart, Evan McKie, allait pouvoir le réussir. De fait, elle délivre les attitudes les plus convenues, de la petite fille, de la grande dame, de la désespérée.
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Vincent Cordier - Aurélie Dupont - Evan McKie - Béatrice Martel |
Evan McKie, surgi huit jours avant la Première de Stuttgart suite à la blessure de Nicolas Le Riche, en fait les frais. Il est lui-même assez en retrait, ne serait-ce que parce qu’il a choisi de dépeindre un Onéguine un peu trop fat qu’il ne peut pas faire évoluer. Au premier acte, il arrive encore à résumer la lassitude de l’homme envers la vie, mais il dilue progressivement sa personnalisation jusqu’à l’effacement. Son parti pris discret ne le sert pas dans les actes suivants jusqu’au pas de deux final où sa partenaire, manquant de mesure, fait jaillir une émotion ultra codifiée, voire grossièrement exagérée difficilement crédible compte tenu des deux premiers actes, évoquant plus une comédie à l’italienne un peu vulgaire que la tragédie psychologique et existentielle de Pouchkine.
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Clairemarie Osta - Benjamin Pech |
Les trois autres titulaires d’Onéguine se lançaient dans des prises de
rôle et ont finalement offert avec leurs partenaires expérimentées des
visions plus intéressantes et finalement bien plus séduisantes dans l'ensemble.
Benjamin Pech a une progression du rôle avec beaucoup de nuances qu’il décline au fil des actes, un premier et un deuxième somptueux dans les affects, mais qui a plus de difficultés à faire ressortir les regrets de l’homme mur. Son Onéguine est pourtant la personne assurée qui rend bien cette attitude dégagée au regard de la vie campagnarde, jusque dans son rapport de supériorité très précis avec Lenski, l’ami dont la joie même l’énerve. Il affiche clairement dans son jeu sur scène la différence entre son tempérament désinvolte et désabusé en général et son mépris de la vie chez les Larine et de l’attitude de Tatiana en particulier. Son revirement envers Lenski dans le deuxième acte est amené de main de maître. Clairemarie Osta dont la Tatiana est sublime de bout en bout lui donne une réplique engageante qui s’enrichit au fil du ballet.
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Clairemarie Osta |
Pleine de mesure, elle dépeint une héroïne constamment dans le ton du roman, jusqu’à la parfaite dignité de son désespoir dans le pas de deux final, une vraie réussite ! Dans le rapport Cranko/Pouchkine, ce n’est sans doute pas un hasard si c’est cette distribution de danseurs, acteurs avérés, qui réussit le mieux à donner de l'épaisseur à la narration, au plus proche du roman et offre ainsi une trame cohérente et plus fluide de l’histoire.
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Isabelle Ciaravola - Mathieu Ganio |
Le duo Isabelle Ciaravola-Mathieu Ganio est un peu déséquilibré mais la mesure de l’Onéguine un peu vert de Mathieu Ganio en fait une distribution agréable, surtout lorsqu’elle était soutenue par les seconds rôles les plus crédibles, Florian Magnenet en Vladimir Lenski, totalement désarmant de romantisme naïf. Son solo du deuxième acte atteint des sommets d’émotion, et Muriel Zusperreguy, en Olga Larina, insouciante et légère donne la réplique à merveille, à son fiancé comme à son ami. Christophe Duquenne est quant à lui un Grémine totalement princier dans son attitude altière face à Tatiana et son partenariat avec Isabelle Ciaravola est encore une fois parfait.
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Florian Magnenet |
Comme toujours, Mathieu Ganio est servi d’abord par la qualité cristalline de sa danse, et comme il bride ses émotions et son jeu, il est plutôt moins en porte-à-faux que dans certains personnages narratifs qu’il décrédibilise souvent dans un jeu maladroit. Passé le premier solo d’Onéguine un peu scolaire, il habite timidement le personnage mais laisse entrevoir un développement ultérieur prometteur. Comme en 2009, Isabelle Ciaravola est la parfaite héroïne romantique de Cranko, notamment dans les deux premiers actes magnifiques, mais sa souffrance finale un brin trop théâtrale, compte tenu du peu de challenge de son partenaire qui atteint là ses limites, laisse un sentiment d’inachevé au point de vue des émotions. Peut-être rêve-t-elle encore du piment machiavélique d’Hervé Moreau avec qui elle avait créé le drame romantique parfait en 2009 ?
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Dorothée Gilbert |
Dorothée Gilbert et Karl Paquette se la jouent sobre. On sait presque dès le début que cela ne marchera jamais entre eux, à la fois parce que Tatiana, distante et triste comme l’héroïne décrite par Pouchkine, n’est pas si exaltée que ça par Onéguine, et parce que le scepticisme sur scène de Karl Paquette semble encore plus prégnant que celui d'Onéguine dans le roman envers la vie. Dans cette distribution, Audric Bezard est comme en 2009 un magnifique Lenski, très expressif dans ses émotions et sentiments tant vis-à-vis d’Olga que d’Onéguine ou Tatiana. C’est un peu comme le feu follet du ballet dont la disparition après un solo où il déploie des lignes enchanteresques laisse un vide. La passion du pas de deux de la chambre est plus que mesurée, comme l’ennui que semble lui distillé celui avec son mari, un très digne Nicolas Paul.
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Audric Bezard |
Assez paradoxalement, ce duo gagne son intérêt plutôt dans le dernier pas de deux où Dorothée Gilbert prend le contrepoint de son tempérament fougueux naturel pour livrer une Tatiana tout en souffrance intérieure d’une saisissante justesse et un peu comme Clairemarie Osta, elle offre un instant poignant sans effets théâtraux qui correspond plus à la narration littéraire du choix de la Princesse.
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Dorothée Gilbert - Karl Paquette |