L'oeuvre de John Cranko entretient un rapport singulier avec celle de Pouchkine dont il réduit l'histoire à des relations de personnes, le poète russe insérant plutôt son travail dans une réflexion sur la société de l'époque à travers des personnages. Ce choix, qu'on peut comprendre car il compliqué d'un point de vue chorégraphique de rendre des considérations générales sur une époque (d'autant plus que celles de Pouchkine sont nourries progressivement par la narration) n'est pas entièrement satisfaisant en ce qu'il ne restitue que des rapports stéréotypés entre les héros.
Olga et Lenski, acte 1
Mathilde Froustey et Mathias Heymann
L'emprise de l'histoire dans une époque n'est pas abordée dans la construction narrative et l'ambiance est partiellement évoquée par des décors tristes et simples, des couleurs sombres et peu contrastées. Les costumes sont un peu caricaturaux, Onéguine en noir et Lenski en clair, les jeunes filles avec des robes insignifiantes, sauf la robe rouge de bal de Tatiana, les hommes souvent en marron et beige, les officiers dans des uniformes vert vase ou bleu terne. La musique, un patchwork d'oeuvres diverses de Tchaikovski est plus judicieusement choisie. Si elle n'a pas le lyrisme de l'Opéra éponyme créé par le compositeur, elle arrive à souligner des humeurs et des ambiances, ce qui n'est pas le cas de la chorégraphie.
D'un point de vue chorégraphique, il faut également rattacher le ballet à son époque de création, une élaboration du ballet néo-classique narratif. Il s'inscrit encore dans une recherche un peu mal aboutie, avec la répétition de certains pas et poses, emprunts au vocabulaire connu, qui deviennent rapidement des "tics" aux côtés de portés parfois ambitieux et peu esthétiques qui sont restitués avec plus ou moins de bonheur selon les danseurs. Il préfigure en ce sens un ballet comme la Dame aux Camélias de John Neumeier auquel on ne peut s'empêcher de penser, un ballet où l'intensité dramatique est bien mieux restituée, instaurant un lyrisme qui n'est abordé que dans le dernier pas de deux dans Onéguine.
Isabelle Ciaravola, Florian Magnenet, Muriel Zusperreguy
Le ballet est court et va donc chaque fois directement au plus significatif, un peu comme une BD, en juxtaposant des images parfois grossières, souvent simplistes. Il n'y a pas beaucoup de profondeur inscrite dans les caractères, simplement des pas qui s'alignent sans beaucoup signification dans la gestuelle, des danseurs qui n'ont rien à raconter qu'une histoire linéaire, banale (le quatuor amoureux) et pas du tout magnifiée par le portrait du héros et ses ambiguïtés. Le spectateur a du mal à s'insérer dans l'histoire et les caractères car les liaisons entre les tableaux sont mal réalisées voire bâclées comme le dernier acte où les danseurs apparaissent et disparaissent sans finesse et sans montée dramatique.
Le caractère d'Onéguine qui fait la force du roman n'est en aucun cas restitué dans sa complexité, et selon l'interprétation des danseurs, peut rapidement tourner au contre-sens. Seul Hervé Moreau possède à la fois la prestance et la lassitude du dandy qui s'ennuie, une attitude à la fois spontanée et mûre qui évolue avec consistance et cohérence au cours des trois actes... Les autres ont du mal à rendre crédible la non-séduction de Tatiana, ou l'énervement dans la danse avec Olga, la douleur du meurtre de Lenski, le passage à l'homme mûr qui regrette, mais qui reste lui-même, sans outrance...
Si José Martinez montre la danse élégante qui permet à ses arabesques d'impressionner, il ne révèle rien du personnage à travers un jeu limité, tout comme Manuel Legris qui semble par ailleurs peiner dans les portés, notamment au premier acte. Dans le dernier acte, il est grimé en vieillard de manière assez malhabile (alors que Grémine apparaît flambloyant), ce qui force une dramatisation inutile, tout comme Nicolas Le Riche qui présente un homme différent. Celui-ci surjoue constamment, avec des attitudes trop exacerbées qui caricaturent l'histoire, son dédain pour la société campagnarde, sa (fausse) joie au cours du bal et son martyr à la fin n'expliquant en rien la complexité d'un personnage qu'il présente plutôt surfait. Hervé Moreau, en revanche, sans en faire trop, sait par l'intériorité de son jeu, donner un aperçu plutôt naturel d'un homme à la dérive.
Le Prince Grémine et Tatiana dansent sous l'oeil d'Onéguine, acte 3
Nicolas Paul, Isabelle Ciaravola et Hervé Moreau
Nicolas Paul, Isabelle Ciaravola et Hervé Moreau
Deux Tatiana se dégagent dans les interprétations. Isabelle Ciaravola est juste du début jusqu'à la fin, montrant une compréhension psychologique du personnage qu'elle arrive parfaitement à caractériser dans le jeu, et dans la danse. Sa Tatiana n'est jamais outrancière, elle aime ou souffre avec une évidence qui ne frôle jamais le théâtral ou le grotesque. Sa danse élégante lui permet d'établir des rapports stylisés sans caricature avec Onéguine mais aussi le Prince Grémine (Nicolas Paul). Le duo avec Hervé Moreau fonctionne parfaitement et les deux danseurs montrent une complicité et une interprétation de l'histoire en harmonie. D'un point de vue technique, ils ont la fluidité qui rend plus naturels les portés ou pas qui sont parfois décomposés par les autres couples.
Clairemarie Osta n'a pas la chance d'avoir un Onéguine qui a les talents d'acteur d'Hervé Moreau. Son interprétation raffinée est un peu diluée dans le monolithisme de Manuel Legris. Ses passages mimés et le rendu des sentiments sont très bien réfléchis et très cohérents jusqu'au dernier acte, où elle semble plus à l'aise avec le Prince Grémine, interprété il est vrai par l'excellent Christophe Duquenne, qu'avec Onéguine, ce qui transforme la fin de l'histoire, son rejet d'Onéguine ne s'expliquant presque plus que par son amour pour Grémine. A ce moment de l'histoire, Aurélie Dupont semble plus se venger d'Onéguine, que se sacrifier par devoir congugal, dressant finalement une Tatiana odieuse alors que Nicolas Le Riche dépeint un Onéguine dévasté.
Aurélie Dupont et Dorothée Gilbert sont plutôt décevantes, soit par faiblesse technique, soit par faiblesse interprétative. Dans les deux cas, rien ne passe avec leurs Onéguine, Nicolas Le Riche et José Martinez, à peine plus avec leurs Grémine, Karl Paquette et Vincent Cordier.
Dans les rôles annexes, les danseurs alternent le pire et le meilleur, parfois dans les mêmes représentations.
Mathilde Froustey semble la plus à même de nourrir différentes humeurs chez Olga, son amour spontané pour Lenski (Mathias Heymann) mais aussi son intérêt insouciant pour Onéguine (Nicolas Le Riche), ses regrets et fait preuve d'une belle présence sur scène... Muriel Zusperreguy est plus nuancée mais semble surtout peu en harmonie avec Florian Magnenet. Elle dresse un portrait plus effacé d'Olga mais avec une certaine joliesse dans le premier acte qui nourrit bien l'histoire. Eve Grinsztajn et Myriam Ould-Braham sont un peu à côté du rôle, sans réelle composition dramatique.
Le Lenski d'Audric Bezard est peut-être finalement le plus intéressant, malgré quelques maladresses au premier acte, quelques problèmes de partenariat avec Eve Grinztajn. Ses arabesques et attitudes, son solo dans le deuxième acte sont magnifiques, son jeu, plutôt modéré et bien senti. Dans l'ensemble, son Lenski est tout à fait romantique et le mime de la scène de jalousie parfait. Mathias Heymann est très inégal, notamment techniquement, ce qui est très surprenant de sa part. Sa maitrise du bas du corps exceptionnelle ne fait pas oublier une certaine statique dans le haut, notamment lorsqu'il danse avec Olga. Il est vrai qu'il faisait face à deux partenaires, et s'il semble plus à l'aise avec Mathilde Froustey en Olga, il est plus en phase avec l'Onéguine de Manuel Legris que celui de Nicolas Le Riche, qui dans le premier acte, est assez martial, c'est-à-dire dans des soirées différentes, ce qui laisse une impression générale mitigée. Florian Magnenet est un peu écrasé techniquement par le rôle, un peu pâle également dans le mime et la composition.
Incontestablement, le Prince Grémine de Christophe Duquenne est le plus fluide et le plus juste du point de vue du jeu, la grande mesure du personnage est rendue avec majesté. Le rôle est très ingrat puisqu'il consiste principalement en une danse au bal du deuxième acte et un pas de deux avec Tatiana au troisième où aucune prouesse autre que celle du partenariat n'est requise du danseur.
Il est donc priordial que l'adéquation avec le personnage soit totale et la maîtrise de la technique des portés est donc complètement nécessaire et avec Karl Paquette, il se démarque de Vincent Cordier et Nicolas Paul, plus hésitants ou contractés, ce qui est tout à fait compréhensible d'ailleurs, compte tenu de leur expérience des premiers rôles.
Le corps de ballet apparait dans les scènes de danses de caractère dans le premier acte et de bal, dans le deuxième et troisième acte, les jeunes femmes dans une scène de rêve d'Onéguine au dernier acte. Il contribue ainsi à donner une certaine chaleur et un peu de liant à l'ensemble de la chorégraphie plutôt austère, mais son faible nombre (moins d'une vingtaine de danseurs) étrique un peu les scènes de bal.