Proust ou les intermittences du coeur
Ballet en deux actes et treize tableaux inspiré du roman de Marcel Poust A la recherche du temps perdu
Chorégraphie et mise en scène - Roland Petit (1974)
Musiques - Ludwig van Beethoven, Claude Debussy, Gabriel Fauré, César Franck, Reynaldo Hahn, Camille Saint-Saëns, Richard Wagner
Décors - Bernard Michel
Costumes - Luisa Spinatelli
Lumières - Jean-Michel Désiré
Ballet entré au répertoire de l'Opéra de Paris le 1er mars 2007
La description synoptique du ballet se trouve dans l'entrée sur le ballet de 2007 "Proust ou les intermittences du coeur"
Morel
Stéphane Bullion
Stéphane Bullion
Le ballet de Roland Petit s’attache à évoquer le sentiment amoureux dans l’œuvre de Proust A la recherche du temps perdu. Il procède par impressions qui prennent forme dans des tableaux où personnages ou couples sont traités sur le mode des rapports amoureux. Dans la première partie, il dépeint "le paradis", c’est-à-dire, la légèreté de l’amour qui serait "bien vu" même si homosexuel dans le cas d’Albertine et Andrée, ou frustré dans celui de la prisonnière. Comme dans un acte blanc, les lumières sont claires, les personnages habillés de même, les rares décors du ballet évoquant la légèreté, l’insouciance… C’est aussi le monde des femmes…
Dans la deuxième partie, on entre dans l’amour interdit, bien souvent homosexuel comme un acte noir avec une débauche d’hormones mâles. C’est l’occasion de montrer le côté charnel de l’amour plutôt évoqué sous forme de sentiment au premier acte. Les hommes en noir, les femmes en couleurs violentes comme le rouge, les lieux sombres –la maison close, l’auberge où Monsieur de Charlus se fait fouetter- et les costumes sombres, à l’exception de la scène des rencontres dans l’inconnu et du pas de deux d'anthologie entre Morel et Saint-Loup qui soulève à cet égard plein d’interrogations. Il débouche sur le final apocalyptique de la fin d’un monde, lourd et pesant qui replonge dans le noir…
ACTE I - Quelques images des paradis proustiens
Pour introduire son ballet, un tableau non dansé met en scène quelques personnages en costumes qui fréquentent le salon de Madame Verdurin où un chanteur lyrique divertit les habitués. Cette installation dans une atmosphère est aussitôt prise à contre pied par l’apparition comme magique d’un couple mixte qui danse la petite phrase de Vinteuil. Cette évocation de la rencontre d’Odette et Swann est le paroxysme de l’idéalisation de l’amour puisqu’il n’est pas encore consommé… Les danseurs en blanc livrent un pas de deux de la douceur et de la sérénité dans une abstraction totale de sentiment. C’est l’accord par le geste et le mouvement.
Les tableaux qui montrent Gilberte, Odette et Swann, Andrée et Albertine, puis Proust jeune [le narrateur] et Albertine, sont traités avec légèreté dans la musique comme dans la danse, même si quelquefois ils ont trait à des événements moins anodins, les doutes de Swann au sujet d’Odette, l’homosexualité d’Albertine.
Roland Petit reprend alors le ton détaché que Proust utilise pour décrire ces épisodes dans son langage gestuel qui lui est propre. D’un point de vue chorégraphique, cette légèreté est rendue un peu trop simplement pour marquer le spectateur et certains moments sont terriblement ennuyeux.
Caroline Bance et Isabelle Ciaravola
Lorsqu’on arrive au pas de deux de la prisonnière qui s’ouvre sur un solo de l’homme, la superficialité des précédents tableaux est présente à l’esprit mais on plonge soudain dans la gravité, voire la douleur, en particulier avec Hervé Moreau qui traite le personnage très intérieurement. Sa partenaire, Isabelle Ciaravola, endormie, semble beaucoup plus à l’aise que dans les deux tableaux précédents. La transcription de l’homme rongé par ses pensées est admirablement bien réalisée dans la chorégraphie et incorporée par Hervé Moreau, tour à tour regard noir puis extase… Un moment qui préfigure le deuxième acte."La regarder dormir" ou la réalité ennemie
Hervé Moreau
Hervé Moreau
Christophe Duquenne, un autre beau "Proust jeune" (le narrateur), est plus lyrique, beaucoup moins dévoré et introverti. Il est pourtant d'évidence en souffrance. Il vit le rôle avec intensité, plus impétueux qu'Hervé Moreau et répond parfaitement à Eleonora Abbagnato qui nourrit un personnage aussi très glamour, moins simple qu'Isabelle Ciaravola ou Dorothée Gilbert. Ces deux danseurs très différents se mêlent ici admirablement et dansent vraiment à l'unisson.
ACTE II - Quelques images de l'enfer proustien
Mis à part un final un peu trop long mais qui est très évocateur de la fin d’un monde, le deuxième acte est l’inverse du premier par sa noirceur, son intensité et la qualité narrative de ses tableaux.
Morel est le fil conducteur de l’acte. C’est un homme libre qui n’a pas les contraintes de la société précédemment décrite. Il est l’antithèse de Charlus, vieux baron coincé, qui est amoureux de lui et se ronge de faire des folies pour un jeune homme aussi libertin.
Dans le tableau de la rencontre où Charlus rêve qu’il est un violoniste célébré, Morel est éclatant de virtuosité, d'humour et de détachement.
Dans ce tableau, Stéphane Bullion a le rayonnement adéquat pour définir le charisme de Morel (qui tombe à peu près tout le monde dans La Recherche) le violoniste apparaissant plutôt solaire avant de révéler dans la suite du ballet, une personnalité plus ambiguë. Il apparait alors comme un objet de désir qui prend plaisir simplement à la vie, regard joyeux avec les prostitués, et plutôt désolé pour Charlus qui est terriblement mal à l'aise de le voir s'amuser.
"Monsieur de Charlus vaincu par l'impossible"
Morel et un vieil homme
Stéphane Bullion et Francesco Vantaggio
L’érotisme de son corps fait ici écho au lustre de son âme, devant un Manuel Legris au comble du malheur, puisqu’il s’offre aux autres, à tous les autres, garçons ou filles. La composition des deux hommes est très réussie et Manuel Legris dépeint ce vieillard lubrique de très belle manière, ridicule d’amour dans leur première scène, pathétique de détresse dans la maison close où les prostitués se moquent de son idolâtrie pour Morel. Aurélien Houette et Simon Valastro qui interprètent aussi Charlus cette année, se débrouillent également de fort belle manière de ce personnage qui pourrait vite devenir scabreux, mais qui n'est finalement que tristesse. L'intensité que Simon Valastro donne à son Charlus est un peu déformée vers le comique lorsqu'il s'affronte à Audric Bezard en Morel, en raison de la différence de taille. Petit papillon reluquant l'impossible, il force l'admiration par un travail dramatique parfait. A l'inverse, Aurélien Houette est en face de Stéphane Bullion, un Charlus détruit par une impuissance d'autant plus marquante que sa carrure ne le désigne pas d'office perdant.Stéphane Bullion et Francesco Vantaggio
Stéphane Bullion et Manuel Legris
C’est lors de la flagellation dans l’auberge que Charlus reprend un peu de sa superbe, le plaisir affleurant la souffrance, acceptant enfin ses envies… Cette scène est transcrite sous forme de mano a mano avec quatre beaux gosses un peu frustres dans une chorégraphie inventive et pleine de rebondissements. Aurélien Houette à la figure plus imposante donne alors au personnage un véritable ancrage dans le sado-masochisme car il n'est jamais victime de ses acolytes.
Mathieu Botto, Aurélien Houette, Manuel Legris, Yvon Demol, Yong-Geol Kim
"Ce garçon pouvait agir comme bon li semblait, il était libre. Mais s'il y a un côté où il n'aurait pas dû regarder, c'est le côté du neveu du baron. D'autant plus que le baron aimait son neveu comme son fils; il a cherché à désunir le ménage, c'est honteux. Et il a fallu qu'il y mette des ruses diaboliques, car personne n'était plus opposé à la nature de ces choses-là que le marquis de Saint-Loup"
(Marcel Proust, Albertine disparue)
L’homme libre justement, Morel, s’attarde à séduire Saint-Loup, l’homme pur, neveu de Charlus qui tombe lui aussi sous son charme et avec qui il entretient une correspondance amoureuse qui révèle son secret. L’alchimie presque sexuelle qui existait entre Stéphane Bullion et Mathieu Ganio en 2007, est absente du couple que le premier fait avec Florian Magnenet, peut-être un peu juste dramatiquement pour le rôle.(Marcel Proust, Albertine disparue)
Florian Magnenet
Il échoue à donner au personnage de Saint-Loup une contenance autre que de faire valoir de Morel, même après un solo (sur le mode de construction de l’autre pas de deux amoureux qui terminait le premier acte) où il pose un personnage en souffrance et victimaire. L’impalpabilité de son Saint-Loup en fait une proie totalement désarmée face à Stéphane Bullion, pourtant moins carré physiquement, qui dès son entrée en scène, regard de braise ou de cynisme, se montre invulnérable, dominateur conquérant rien que par la volonté.
Morel et Saint-Loup
Stéphane Bullion et Florian Magnenet
Stéphane Bullion et Florian Magnenet
Ce déséquilibre entre les deux danseurs lève un peu l’ambigüité sur les rapports entre les deux hommes, Florian Magnenet apparaissant comme victime là où Mathieu Ganio était plutôt partagé et dévoré par l’envie et le désir.
C'est également le choix fait par Christophe Duquenne face au Morel peu enthousiasmant pourtant de Josua Hoffalt. Celui-ci n'est absolument pas mûr dramatiquement pour ce rôle et la position de Christophe Duquenne est difficilement compréhensible dans leurs rapports. Son Saint-Loup fait très intériorisé comme si les danseurs quelquefois ne dansaient pas ensemble, juste côté à côte...
En effet, si ce pas de deux entre Morel et Saint-Loup est en lui-même une vraie réussite, il peut aller très haut dans le lyrisme s'il y a alchimie entre les danseurs. En 2007, Hervé Moreau avait déjà un peu souffert de l'étrange domination scénique de Stéphane Bullion, très à son aise dramatiquement, alors que Mathieu Ganio avait réussi par la fragilité de son personnage à établir une véritable tension émotionnelle et érotique.
Face à Audric Bezard, Hervé Moreau reprend une ascendance sur scène grâce à son magnétisme naturel. Son Morel cette année est plus serré dramatiquement, moins voluptueux, plus mâle. Comme Audric Bezard n'est pas particulièrement puissant malgré sa taille, cela donne un couple très équilibré qui fonctionne très bien, même s'il manque toujours une émotion.
Stéphane Bullion et Florian Magnenet
Même si les sommets de 2007 ne sont pas atteints cette année, cette chorégraphie est un pas de deux merveilleux, d’une sensibilité et d’une grâce exquises et le grandiloquent du final qui suit avec le "réveil" de Proust, est presque de trop…